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PIERRE CURIE

son ascension vers le type de beauté intellectuelle et morale qu’il s’était créé, et qu’il parvint si jeune à réaliser ; il traçait, physicien déjà, la courbe représentant les variations de son niveau moral et s’écriait :

Il nous faut manger, boire, dormir, paresser, aimer, c’est-à-dire toucher aux choses les plus douces de cette vie, et pourtant ne pas succomber ; il faut qu’en faisant tout cela, les pensées antinaturelles auxquelles on s’est voué restent dominantes et continuent leur cours, impassibles dans notre pauvre tête. Il faut faire de la vie un rêve et faire d’un rêve une réalité.

Ces pensées qu’il appelait antinaturelles, ce rêve qui devait bientôt pour lui devenir réalité, le dirigeaient, contre les instincts qu’il jugeait inférieurs, vers les régions sereines de la science où il entrait à ce moment même par sa remarquable découverte des phénomènes piézo-électriques, et où il devait rester jusqu’à la fin, constamment impatient de plus de lumière, et se reprochant par un reste des inquiétudes de sa jeunesse, jusqu’au repos, rare cependant, qu’il prenait.

Là seulement il se sentait à l’aise, dans ce qu’il appelait plus tard encore son rêve scientifique ; là seulement, disait-il, « nous pouvons prétendre à faire quelque chose ; le terrain est ici plus solide, et toute découverte si petite qu’elle soit, reste acquise ».

Et lorsqu’il fut ainsi devenu le maître de son rêve, il consacra sa vie à une activité continue et féconde, il ne quitta plus sans être mal à l’aise les laboratoires où ce rêve l’avait conduit et où il acquit avec une rapidité étonnante son extraordinaire habileté d’expérimentateur.

Mais si, volontairement, il se consacra, d’un élan qui ne faiblit jamais, à la forme d’action qu’il jugeait la meilleure, il restait sensible aux beautés de tout ordre et particulièrement amoureux de musique. Il sentait de manière profonde le charme de cette nature qu’il connaissait si bien, dans l’intimité de qui il avait voulu vivre. Pendant les cours instants de repos qu’il s’accordait, il chercha toujours à revenir près d’elle, aimant la moindre fleur de fraternelle tendresse. Il avait l’habitude, qu’il partagea plus tard avec Mme  Curie, de courir en forêt dans les journées prises sur le laboratoire, d’y exalter sa force à côté du travail de la vie végétale, continu, sûr et silencieux comme le sien.

Il trouvait là le calme et la pureté nécessaires à la poursuite