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PIERRE CURIE

avons si vite la douleur de répéter pour lui le geste séculaire par quoi se perpétue la tradition humaine, de défendre contre la mort hostile sa pensée, le meilleur de lui-même, de conserver en nous pieusement son souvenir. Puisque nous nous devons d’entretenir dans la mesure de nos forces la claire flamme d’enthousiasme qui brûlait en lui, le moment peut être venu de dire, au moins de manière provisoire, ce qui lui survivra, autant pour mesurer la grandeur de sa perte que pour comprendre mieux la tâche qu’il nous a laissée.

En disant rapidement ce que je sais de lui et de son œuvre, en essayant de rappeler ce qu’il était et ce qu’il a fait, je voudrais dégager la haute et rare leçon qu’il donne, par son génie pénétrant et surtout par la simplicité et l’unité de sa vie ; car nul n’a mieux su mêler intimement son travail et ses joies, associer plus harmonieusement ses affections et ses pensées. Pour compagnons de travail il a successivement son frère, puis sa femme, et ces deux collaborations, qui jalonnent en quelque sorte l’histoire de sa vie et de sa production, ont créé autour de lui l’atmosphère qu’il aimait et où ses idées ont mûri.

Né le 15 mai 1859, il grandit à Paris, dans la rue Saint-Simon où exerçait son père, le Dr  Curie, qu’il laisse derrière lui, vieux de quatre-vingt ans. Sa mère, morte voici huit ans, et son frère Jacques, à peine plus âgé que lui, complétaient le milieu où le docteur, homme de science ennemi de toute servitude morale et matérielle, dogme ou préjugé, le laissa grandir en toute liberté, développant surtout chez les deux frères, grâce à son goût pour l’histoire naturelle, l’amour des faits concrets et la joie d’observer, le contact intime avec la nature, que beaucoup d’enfants connaîtraient si la forme presque exclusivement verbale de notre éducation classique ne venait s’y opposer. Ce fut peut-être une circonstance décisive dans la formation de l’esprit si profondément personnel de Pierre Curie, que ses études furent poursuivies de manière assez irrégulière, et qu’il eut le temps de regarder, de voir autour de lui avec ses propres yeux, de nouer avec les choses une liaison intime et complète dont il conserva toujours l’empreinte, devenu incapable de cette connaissance hâtive, superficielle et insipide qu’on acquiert si bien