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tour de force, accompli, cette fois, par notre Henri Regnault quand il achevait Salomé. C’était presque à la veille de l’année terrible… L’indépendant lauréat de 1866 brûlait de terminer ses envois réglementaires et de quitter la Ville éternelle qui lui semblait dès lors, « éclairée par une veilleuse » : il avait vu l’Espagne ; il voulait voir Grenade au ciel de lapis et l’Alhambra. De cette nostalgique impatience de repartir était née l’Orientale qui divisa, comme toute innovation, la gent salonnière à l’exposition de 1870 : Théophile Oautier s’enthousiasmait ; Paul de Saint-Victor énonçait des appréhensions, tandis que les jeunes réalistes réclamaient contre ce rêve de coloriste, au nom de la vie moderne. Aujourd’hui, sous la patine des ans, le tableau « le plus voyant du Salon » semble un fruit mûr pour la consécration que donnent les musées : or sur or et clair sur clair, le paroxysme de son brio juvénile est devenu symphonie de nuances ingénieusement opalisées, où s’harmonisent les cheveux d’encre et le bracelet d’émail vert. Et la discrète mélancolie d’une Vierge ou d’une Nymphe des bois devient opportune pour justifier l’émoi d’Ernest Hébert, alors directeur de l’École de Rome, en présence de ce « tintamarre de palette » qui n’offusque plus les sages.

Cette Salomé, pourtant, ne laisse pas que de trancher toujours sur « le mérite trop modéré » de ses contemporains (pour parler comme M. Thiers découvrant Delacroix à l’aube incertaine du romantisme) et d’opposer son caprice à l’intimité profonde qu’exhale un portrait féminin de Leibl : en cette figure, aux blanches mains croisées sur la robe gris-perle, respire toute l’Allemagne qui passait encore pour rêveuse. Ce réaliste fut un poète du foyer. Malgré son succès au Salon du Palais de l’Industrie, en 1870, la France artiste ne se souvient guère de Wilhelm Leibl qui séjourna quelque temps dans la capitale du monde : admirateur de la franchise d’un Gustave Courbet sans vouloir imiter sa rudesse, assez volontiers solitaire et silencieux, comme notre Fantin-Latour, et plus préoccupé de bien peindre que d’obtenir de fragiles suffrages, il ne possédait rien pour conquérir Paris. Peu fait pour captiver par la flatterie l’indilférence, le recueillement de son caractère et de son œuvre ne pouvait intéresser que des regards d’élite ; et c’est pourquoi nous le rencontrons sans surprise ici. La sentimentalité même est absente de cette argentine peinture d’outre-Rhin ; délicate et drue, sa loyauté devant la vie