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Mme MARY DARMESTETER. — TENNYSON

Et la terre ne cessa point de tourner, le soleil de luire, les oiseaux de chanter ; la création sembla ne pas s’être aperçue que son roi était mort. Passée ainsi de la monarchie à la république, elle s’en réjouit fort, bien que les citoyens loups mangent toujours, comme ci-devant, les citoyens moutons. Il n’y avait que les singes qui eussent gagné à l’événement. Ils s’étaient empressés de se distribuer les places vacantes dans les monuments publics, d’endosser les uniformes des morts, et avaient paru prendre plaisir à cette pantomime macabre.

Je dois cependant, avant de finir, rassurer mes lecteurs. Le genre humain ne disparut pas sans retour. Quelques crétins, sauvés du massacre général, osèrent se montrer après la mort définitive des hommes chauves. Ils formèrent, étant Auvergnats, des familles nombreuses, et peu à peu le monde s’est repeuplé.

Tarde.

TENNYSON

La France aurait dû comprendre le génie du grand poète que pleure l’Angleterre. Elle aurait dû entrer sans peine dans ce palais doré de Tennyson, plus aisément qu’elle ne peut faire son chemin à travers les sombres et tortueux corridors de la forteresse Browning, ou dans ce labyrinthe de cyprès, ― profond et beau et, comme les jardins de Polyphile, tout parfumé de lis et de pavot, — de Dante Gabriel Rossetti. Pourtant, le grand historien de la littérature anglaise, qui a si bien compris le formidable génie de Browning, n’aime pas notre Tennyson. Et parmi les poètes du quartier latin, on trouverait bien des adeptes du préraphaélisme pour un seul qui ait lu les stances de In memoriam ou la fluide musique des Idylles du roi. Et cela ne laisse pas de m’étonner. Car lorsque, les yeux mi-clos à l’heure de la brune, j’évoque l’image de Tennyson assis parmi ses pairs, — dans cet immense amphithéâtre de marbre blanc qui est le paradis des poètes, je le vois aux pieds d’une ombre plus grande, à qui il ressemble par son entière maîtrise des choses du cœur et par les divines harmonies d’une plume virgilienne : et cet aîné de Tennyson a nom Racine. Plus bas, plusieurs rangs au-dessous de l’Anglais, mais en droite ligne avec lui, se détache l’élégant fantôme d’Octave Feuillet. Le profil du romancier est plus mince que la tête léonine du lauréat, mais il se dégage une ressemblance idéale entre ces deux artistes inégaux, également soucieux de la noblesse au dedans et de l’élégance au dehors, voix d’argent qui pouvaient s’enfler à l’airain, quand il s’agissait de flétrir ce qui leur semblait bas, ignoble, ou seulement en désaccord avec leur idéal à eux.