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M. TARDE. — LES GÉANTS CHAUVES.

monde que des hommes éminents, le suffrage universel cessera d’être une absurdité. Car il faut bien reconnaître que feus nos pères battaient la campagne, quand ils donnaient le même poids au bulletin de vote d’un chiffonnier et à celui de Thiers, quelque arriéré que ce dernier puisse nous paraître maintenant. » — « Soleil, soleil ! voile ta face ! s’écriait un autre, un des bosselés du lyrisme. Éclipse-toi devant la splendeur des génies fraternels ! Nous sommes tous rois, nous sommes tous dieux. C’est non seulement le panthéisme, mais la panarchie. Ô Prométhée ! où sont tes chaînes ! Réjouis-toi ! tu as vaincu ! »

Ces hymnes ne laissaient point d’être un peu prématurés ; et quelques légers inconvénients commençaient à se faire sentir. D’abord, l’influence exagérée du mouleur dans chaque commune. Elle ne tarda pas à exciter la légitime jalousie de l’instituteur, du maire et du barbier. Le moyen de contrarier un homme qui, non seulement peut faire sa tête, mais celle des autres !

En second lieu, le génie, devenu aussi commun que le galon, fléchit considérablement comme valeur. D’ailleurs, le choix des pères de famille ne sortait pas de cinq ou six bosses privilégiées, qui formèrent bientôt une plaie d’Égypte. De là, bien des difficultés. Par exemple, beaucoup choisissaient la bosse du barreau, mais pas un celle de la chicane ; aussi y avait-il fourmilière d’avocats, et point de plaideurs.

Mais la principale cause de conflit vint de la distinction essentielle qui s’établit entre les États qui avaient décrété l’obligation du moulage et ceux qui avaient toléré l’immixtion, dans les rangs de la société, des têtes au naturel. Ces derniers possédaient un avantage énorme sur les autres : la population inférieure, aux cerveaux bruts, travaillait les champs, balayait les maisons, faisait la cuisine, et entretenait les loisirs littéraires, scientifiques, artistiques des cerveaux manufacturés. On mourait de faim, au contraire, dans les pays entièrement décrétinisés, nul homme moulé ne pouvant jamais consentir à travailler la terre, et le nombre des singes qu’on avait songé à mouler pour les soins domestiques étant insuffisant. Ce n’était pas tout : pour des raisons qu’on devinera plus loin, les femmes de tout pays montraient une inclination marquée pour les quadrumanes chevelus et non retouchés qui persistaient encore à usurper le titre d’hommes, tandis que les exemplaires revus et corrigés de l’humanité obtenaient difficilement leurs faveurs. Aussi se produisait-il une émigration féminine irrésistible vers les États crétinistes, c’est-à-dire où l’on trouvait encore des hommes aussi stupides et grossiers que pouvait l’être un académicien des XVIIIe et XIXe siècles.

La jalousie des États tout à fait progressistes n’osa pas s’étaler sans voile. Elle prit habilement une couleur philanthropique qui ne trompa guère personne. Il se forma une société protectrice des crétins, destinée à leur amélioration et à la chute de leurs cheveux démodés qui leur donnaient des maux de tête. Il s’établit aussi des congrégations pour la diffusion des moules et la conversion des gentils.

Enfin, la lutte éclate et on prend les armes. Quelle guerre ! et quels progrès elle fit accomplir encore à l’art militaire ! Glissons sur les détails ; il suffit de savoir que les États crétinistes furent vaincus, et que les États progressistes, loin d’abuser de la victoire, se contentèrent de leur imposer humainement le désir d’émanciper sans retard tous leurs frères inférieurs, par le moulage appliqué à toutes les têtes de tous les âges. Il n’y avait rien à redire à ce but charitable, sinon que, la flexibilité et la jeunesse des crânes étant la condition essentielle du succès, la plupart des opérés succombèrent dans la huitaine et les autres dans l’année. Ce qui fit verser bien des larmes aux philanthropes.

« À quoi bon tant se lamenter ? objecta un darwiniste un peu trop franc. C’est la mission des races supérieures d’absorber les inférieures. Puisque nous voici délivrés de ces rivaux ineptes, il ne nous reste plus qu’à faire subir le même sort à l’Asie, à l’Afrique, à l’Océanie, à l’Amérique, puisque le monde appartient aux plus forts et la force à l’intelligence. » Presque aussitôt fait que dit : l’Europe progressiste envahit les quatre autres parties du monde et extermina tout ce qui ne lui ressemblait pas.

Alors, les poètes furent en droit de célébrer l’Éden retrouvé. Il n’y avait plus dans l’univers entier que quelques millions d’hommes, mais d’hommes de génie, servis par quelques milliards de singes perfectionnés. Ces hommes, occupés à peindre, à faire de la musique, des discours ou des vers, à broder des systèmes métaphysiques et des poèmes épiques qui reléguaient Homère et Platon parmi les enfants à la mamelle, ces hommes paraissaient devoir jouir éternellement d’un bonheur parfait. Le bonheur, en effet, peut se définir comme le génie suivant Gœthe : le bonheur, c’est la fécondité. La joyeuse lumière du soleil est joyeuse parce qu’elle est féconde ; les eaux courantes sont gaies parce qu’elles fertilisent. Comment un homme peut-il supporter sans s’attrister la vue de cette nature inépuisable dans ses créations, s’il ne lui oppose une force comparable, une imagination aussi créatrice ? Et tel est l’homme de génie : il lutte avec la nature, la reflète et la dompte ; il la repousse dans l’ombre par l’éclat des images mêmes et des inspirations qu’il lui emprunte, sorte d’Archimède inouï qui, avec les flammes de ses miroirs ardents, éclipse le soleil dont elles émanent. Le malheur était, dans les âges passés, que le grand homme, toujours seul, s’élevait comme un palmier dans un désert ou l’île Sainte-Hélène au milieu de l’Océan, et ne parlait à ses frères qu’à travers la mort et les siècles qui les séparaient, comme des