Page:La Revue bleue, tome 50, 1892.djvu/618

Cette page a été validée par deux contributeurs.
615
M. TARDE. — LES GÉANTS CHAUVES.

le port de Londres, au milieu des eaux, des myriades et des myriades de petits édifices de cristal qui leur rappelèrent une de leurs anciennes Expositions. Au même instant, en effet, sur un signal de l’amiral, tous les soldats avaient donné un coup de pied vigoureux au lit du fleuve et étaient remontés à la surface. Se cramponner aux flancs des vaisseaux qui remplissaient le port, y monter, capturer la flotte entière, fut l’affaire d’un moment. Avant la fin du jour, la capitale des îles Britanniques était en nos mains, et l’Angleterre capitulait. Il n’y eut pas une lady dans le royaume qui ne gémît dorénavant sur la décadence des mœurs anglaises et l’oubli des bonnes manières, unique cause de ce grand revers.

Sur ces entrefaites, le tsar, aidé de son vassal l’empereur d’Allemagne, profita de notre invasion en Angleterre pour nous envahir nous-mêmes. Grave imprudence, qui permit au général Isaac de donner toute sa mesure. Avant deux mois, par les soins de ce Moltke artificiel, incomparablement supérieur à l’autre, il n’existait plus ni Prusse, ni Allemagne, ni Russie. Il avait inventé une espèce d’artillerie télégraphique dont le détail m’échappe, et moyennant laquelle, tranquillement assis dans un fauteuil du bureau des télégraphes de Paris, il put bombarder à la fois Berlin et Saint-Pétersbourg. Averti par des hirondelles moulées, qui lui servaient d’éclaireurs, de tous les mouvements de l’ennemi, et doué avec cela d’une puissance stratégique prodigieuse, il fit deux millions de prisonniers, avec une telle quantité de canons qu’on en bâtit depuis une pyramide d’acier sur les bords de la Seine.

Inutile de dire que le docteur Samuel avait hermétiquement gardé son secret. Il ne l’avait confié qu’à son fils. L’univers entier admirait les prodiges de ce génie fabriqué de main d’homme, et personne ne soupçonnait les procédés de fabrication. On avait bien remarqué, mais comme une analogie de plus avec César, la calvitie complète d’Isaac ; et ce n’était pas, soit dit en passant, une des moindres causes pour lesquelles, sa laideur aidant, il lui était si difficile de joindre à ses triomphes d’autres conquêtes plus gracieuses. Or, il aimait les femmes de cet amour passionné et malheureux des enfants gâtés pour les étoiles et des cyclopes pour les Galathées. Il trouva cependant une Dalilah, hélas ! et ce fut sa perte. Car elle était payée par Nicolas V ou VI et ne sut que trop bien remplir sa mission. Le czar, alors réfugié à Constantinople, la lui avait expédiée de Circassie, pépinière jadis des sultans. Elle descendait de cette maîtresse de Mahomet que le prophète mourant pria de se mettre debout devant lui, le plus dévêtue qu’il se pouvait, et de lui remplir les yeux d’extase avant de les lui fermer.

Dès qu’il la vit, le conquérant oublia absolument la carte du monde, les merveilles du génie, les prodiges de l’héroïsme, la mort affrontée, la fortune domptée, le réveil après la victoire ; cela ne lui parut plus qu’une ombre renversée du bonheur humain, à l’aspect de ce miracle de beauté. Il fut subjugué à son tour, il fut submergé sous les flots de cette chevelure blonde. Elle était blonde avec des yeux noirs, la perfide. Sur la foi de ces grands yeux noirs, rayonnants de cils d’ébène, quelle méfiance humaine ne se fût endormie, comme s’endort la méfiance du pilote sur la foi des astres du ciel ? Aussi, comme un jour elle caressait les proéminences de son illustre amant, non sans réprimer un léger sourire, elle lui demanda d’où venait sa force. « Tu en tiens la clef, » lui répondit-il énigmatiquement ; et, ne résistant pas à ses insidieuses questions appuyées de douces promesses, il lui dit qu’à la différence de Samson, il devait en partie sa puissance à sa calvitie ; et enfin il lui avoua tout, il lui expliqua la géographie du cerveau, la forme des moules, la recette des drogues… Elle était stupéfaite, mais n’oublia rien.

Elle se garda bien, comme on pense, d’avertir le seul Nicolas de la confidence qu’elle avait reçue. Elle en instruisait secrètement et tour à tour, et à l’insu les uns des autres, les rois et empereurs, détrônés ou non, et les présidents des républiques de toute l’Europe. Chacun d’eux lui paya fort cher la virginité de son secret.

Partout des expériences furent tentées, et partout elles réussirent. Aussi, dans chaque ville et dans chaque village, fut-il avant peu établi un mouleur patenté et le plus souvent breveté en raison des perfectionnements qu’il avait apportés à la découverte première. Quelques États décrétèrent le moulage gratuit et obligatoire ; d’autres le laissèrent facultatif. Les uns et les autres abandonnaient d’ailleurs au père de famille le choix de la bosse qu’il préférait pour ses enfants, pourvu que ce ne fût pas la bosse de l’escroquerie et de l’assassinat, mais bien celle de l’industrie, de l’éloquence, de la musique, de la peinture, des mathématiques, de la physique, etc. Seize ans après ces mesures, l’entrée de toutes les carrières était fermée à ceux qui ne produisaient pas, avec un certificat de vaccine, leur diplôme de moulage de telle ou telle catégorie, ès commerce, ès musique, ès éloquence, etc. Il est à remarquer que, l’opération n’ayant jamais réussi sur les femmes, on fut obligé d’y renoncer à leur égard.

Chacun des États possesseurs du secret fut considérablement désappointé quand il s’aperçut que les principautés ou républiques voisines étaient comme lui peuplées d’hommes de génie. Cependant, il ne manqua pas de publicistes pour faire ressortir les avantages du nouvel état de choses : « Désormais, disait l’un d’eux, le rêve de Babeuf se réalise, et nous fondons la vraie république des égaux. L’égalité de tous, c’est la supériorité de tous. Quand il n’y aura plus dans le