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M. TARDE. — LES GÉANTS CHAUVES.

quanti, puissé-je mériter d’être votre élève ! Et toi, petite fleur, puisses-tu m’avoir suggéré la plus grande idée, sans comparaison, de ce siècle et de tous les siècles !  »

Depuis le jour où il fit, sur le problème social, les réflexions qui précèdent, le docteur Samuel négligea entièrement l’agronomie. Enseveli dans une retraite absolue, et au milieu d’une collection de crânes de toute sorte qu’il enrichissait sans cesse, comme Bernard Palissy au milieu de ses émaux, il se livrait, jour et nuit, à des expérimentations sur des animaux vivants, tels que des chiens, des chats, des singes. Une idée fixe l’hallucinait. Il partait de cette observation ancienne que le crâne des nouveau-nés est mou, flexible, aisément malléable ; aussi expérimentait-il sur des animaux à la mamelle, dont il mettait la tête à la forme.

En outre, il avait composé certaines drogues, aussi toniques que le café, mais beaucoup plus spéciales dans leurs effets, dont il combinait l’action avec celle des moules métalliques qui servaient de coiffure à ses patients. Je n’insisterai pas sur le détail de ses procédés, qui d’ailleurs se sont malheureusement perdus comme le secret du feu grégeois.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que le hasard le servit merveilleusement et qu’il obtint, dès le début, des résultats extraordinaires. Un singe, moulé et drogué par lui, était devenu assez intelligent pour lui tenir lieu de valet de chambre, et joignait même à ses qualités un penchant à l’ivrognerie dont il mourut. Deux de ses chiens apprirent à lire, et un troisième, s’étant échappé, fut pris pour le diable en personne par les habitants de la contrée, qui fuyaient le château comme un enfer. Encouragé par le succès de ses premières opérations, le grand philanthrope résolut de consommer son œuvre. On l’entendait prononcer des mots étranges. Sa mauvaise humeur contre les pseudo-révolutionnaires croissait de jour en jour : « Nos pères déraisonnaient, disait-il souvent ; leur politique consistait à couper les têtes qui les gênaient. C’était couper l’arbre pour atteindre le fruit, la concorde. La politique de l’avenir consistera à faire les têtes, à greffer les têtes. Le meilleur moyen pour s’entendre, c’est de travailler les cerveaux. Il suffira de pincer le ressort intérieur, et le souverain pensera tout ce qu’on voudra. Voilà ce qu’on peut appeler une ère nouvelle. »

Justement, vers cette époque, le docteur devint père, et père d’un gros garçon qui regarda si sottement, pleura si niaisement, téta avec tant de gaucherie dès la première heure de son existence, qu’il fut jugé idiot à l’unanimité par le chœur entier des sages-femmes et des nourrices. Samuel parut ravi de ces marques de sottise, qui devaient mettre d’autant plus en relief l’efficacité de ses découvertes. Aussitôt, et nonobstant l’opposition de sa femme, qui heureusement mourut des suites de ses couches, il entama son travail de transfiguration mentale. Son premier soin fut d’emboîter dans un moule hémisphérique en acier, d’apparence militaire, la tête du nourrisson. On n’avait plus vu de nouveau-né ainsi coiffé d’un casque, avec lequel il couchait, tétait, etc., se donnant des airs guerriers assez amusants. Cela parut d’abord une moquerie à l’adresse de certains képis galonnés et enracinés de la garde nationale du lieu, aussi personne ne soupçonna ce qui couvait sous cette coiffure martiale. Isaac (c’était le fils de Samuel) dut à cette première éducation d’être chauve toute sa vie, chauve-né en quelque sorte. Il garda aussi quelques embarras d’estomac. En revanche, il lui poussa sur le front deux éminences mamelonnées, qui gonflèrent avec l’âge, se tatouant graduellement de sillons entrelacés et hiéroglyphiques. Dès l’âge de deux ans, son père jugea que le casque pouvait lui être ôté. « Je ne suis, se disait-il, que l’aiguilleur de la nature ; maintenant que la voilà sur la voie, laissons-la faire. » Il n’eut pas à s’en repentir.

Je ne raconterai pas les prodiges successifs par lesquels le jeune Isaac parvint d’abord, et ce ne fut pas son moindre mérite, à rectifier l’opinion de sa nourrice sur ses facultés, et plus tard à stupéfier ses professeurs et ses camarades. Il me suffira de dire que, doué de deux admirables bosses, celle du calcul et celle du jeu, il devint le plus grand calculateur et le plus grand joueur, c’est-à-dire le plus grand capitaine que le monde eût jamais vu. À dix ans, il fit le siège de son collège, et obligea son proviseur à capituler. À dix-huit ans, il commandait un corps de francs-tireurs et trouvait moyen, avec ses volontaires, d’accomplir des exploits, notamment de reconquérir l’Algérie et le Sénégal, perdus depuis une cinquantaine d’années, après une révolte d’Arabes et de nègres rebelles aux bienfaits de notre civilisation.

À vingt ans, les douze ou quinze républiques universelles de France étant parvenues (une fois n’est pas coutume) à s’accorder et à déclarer en commun la guerre à l’Angleterre, qui nous menaçait alors, il fut nommé par acclamation généralissime de nos armées de terre et de mer. On n’imagine pas les idées qu’il eut, dans cette campagne immortelle. Il mit définitivement César et Napoléon aux oubliettes. Il reprit le projet napoléonien de descente en Angleterre ; mais avec quels engins ! Non pas avec une flotte de coquilles de noix, mais avec une immense escadre de torpilles sous-marines perfectionnées. Chaque torpille contenait un bataillon et un mois de vivres ; elle était munie d’un tube de caoutchouc dont l’extrémité flottait invisible à la surface de la mer, où elle puisait l’air nécessaire à la respiration. La torpille amirale était reliée à toutes les autres par un système ingénieux de téléphones. Qu’on juge de la stupeur des Anglais quand, cette terrible armée ayant traversé la Manche et remonté la Tamise, ils virent s’élever dans