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M. TARDE. — LES GÉANTS CHAUVES.

dans notre nature, quelques changements assez notables, et considérablement exagérés. Et encore, qu’est-ce que cela, des couteaux de fer au lieu de grattoirs de silex, et des locomotives au lieu de diligences, quand je songe aux étamines de mon églantier devenues pétales dans une fleur double ? Et si on appelle ces modifications industrielles des progrès, le passage d’un monde à l’autre, la divinisation graduelle de l’humanité, — comment qualifiera-t-on la révolution végétale dont il s’agit ?

Je consens qu’on se pâme devant le chiffre cabalistique de 1789 et que l’on considère tout ce qui précède comme antédiluvien. Mais qu’on m’apprenne ce qu’il y a de paléontologique dans les crânes de nos ancêtres, et en quoi le transformisme de nos savants trouve à s’appliquer dans cette révolution tant soit peu surfaite ? Révolution est un mot prétentieux appliqué aux changements de chemise de l’espèce humaine ! Il en est qui sont des bains plus ou moins utiles, parfois des bains de Pélias, plus souvent des bains maures, accompagnés de frictions très rudes. Mais, à part les écorchements, la peau ne change pas ou change à peine.

Le jour où l’homme dériva du singe, si l’on admet la chose, ce jour-là il se fit vraiment une révolution digne de ce nom. Mais, depuis lors, il ne s’est fait que des pastiches. Quand on songe à la timidité de nos radicaux, on est ébahi. Moïse apprend aux Hébreux la circoncision, Mahomet les ablutions aux Arabes, Lycurgue aux Spartiates le brouet noir ; et ce sont là les plus radicales réformes. Les principales révolutions humaines se sont certainement opérées dans les costumes ; et, du cuissard au pantalon, il y a sans contredit beaucoup plus loin que de Barberousse à l’empereur Guillaume (Dieu ait son âme !). On se demande pourquoi les chemisiers, les chapeliers et les tailleurs n’ont été jamais appelés à jouer un rôle politique.

Il est évident que, en dépit de toutes ces tentatives avortées, la nature humaine est une matière première que personne encore n’a su manufacturer. On en a fait le tour, on l’a attaquée indirectement par l’éducation (les plus hardis et les plus grands ont procédé de la sorte), ou simplement par une modification du régime politique, alimentaire ou intellectuel. Mais qui a pris résolument le taureau par les cornes ? Qui a traité la bêtise humaine, l’imbécillité humaine, notre plaie incurable, comme on traite la fièvre par la quinine, c’est-à-dire directement et par son spécifique ? Personne, je le répète, personne…

En sorte que le cerveau, cette fleur de nos âmes, cette corolle délicate dont notre crâne est l’épais calice et notre colonne vertébrale la tige grossière, attend toujours son horticulteur ! Lycurgue épurait la race, mais d’une manière détournée, par une sélection artificielle, à la Darwin, des plus beaux enfants. Gall — un précurseur, celui-là ! — a visé le problème, mais il ne l’a point résolu. Il a divisé et carrelé le cerveau comme un potager ; mais, outre qu’il y a fort à retoucher à sa mosaïque, s’est-il préoccupé du point essentiel, à savoir le mode de culture de chacun de ces carreaux, le moyen de développer artificiellement les bosses qu’il a découvertes ? Y pensez-vous ! Il ne l’eût point osé, quand même il l’eût pu ! Et il y a eu des poètes pour se scandaliser des hardiesses de l’Audax Japeti genus ! Eh quoi ! tous les savants ont trouvé tout simple pendant longtemps d’admettre que le crâne est le résultat du renflement et de la soudure de quelques vertèbres, et nous désespérerions de pouvoir renfler un peu plus certaines parties de cet organe ! Quand nous occuperons-nous de chercher la clef de ce coffre-fort de nos pensées et de nos âmes ?

Chose prodigieuse ! Un misérable insecte, un cynips, qui n’a point fait l’anatomie d’une feuille de chêne ou d’une tige d’églantier (j’en vois un là justement), n’a qu’à mordre cette feuille ou cette tige, à y sécréter une petite liqueur, et dans quelques jours elle grossit, grossit à vue d’œil, devient énorme, j’allais dire hydropique. Et nous qui avons disséqué le cerveau, qui fabriquons même des cerveaux mécaniques, nous n’avons pas encore distillé dans nos laboratoires la liqueur précieuse, qui, versée dans une des bosses du crâne, lui prêterait une tuméfaction subite, accompagnée d’un développement extraordinaire de la faculté mentale correspondante  ! — Je me trompe ; nous avons trouvé quelque chose d’approchant : le café. Mais son effet n’est ni localisé ni durable. Aussi n’est-il bon qu’à nous donner la légitime espérance de trouver mieux.

Eh bien, s’il en est ainsi, que m’importent mes granges et mes basses-cours, mes chenils et mes serres chaudes ; ne dois-je pas rougir de savoir grossir à volonté les épaules de mes bœufs, le ventre de mes verrats, et allonger les oreilles de mes chiens, si je suis impuissant à développer d’un demi-centimètre la moindre protubérance crânienne d’un de mes enfants ?

Me dira-t-on que les longs siècles écoulés sans nulle transformation cérébrale font obstacle à une régénération subite du cerveau humain ? Mais il n’en est rien. L’analogie répond du contraire. Durant des millions d’années, la primevère de Chine était restée simple jusqu’au jour où, au siècle dernier, il prit fantaisie à un jardinier de la doubler et de la varier, et en quelques années on ne la reconnaissait plus. Il y a telle famille de métayers qui, depuis l’empire romain, se transmet de père en fils son ignorance et sa rusticité invétérées ; mettez aujourd’hui l’enfant au collège, élevez-le convenablement, et il se métamorphosera en petit crevé sans la moindre peine, ou en scribe ou en clubiste, et maniera la parole ou la plume tout aussi bien que son père la charrue.

Ah ! si je pouvais ! Ô Gall, Lavater, Fourier et tutti