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M. TARDE. — LES GÉANTS CHAUVES.

ou vi, qui, après avoir emporté Berlin d’assaut et vassalisé l’empire d’Allemagne, étendait sa domination jusqu’aux bords du Rhin.

Plus soucieux de nos vrais intérêts, Samuel méditait en se promenant sur ce déluge moscovite. Il prêtait peu d’attention aux chants des oiseaux, à la pureté de l’air et du ciel, et à la limpidité d’une belle rivière qui passait aux pieds du château, emportant dans son cours de grandes barques escortées d’une file de batelets ; car la destruction graduelle des chemins de fer, résultat du morcellement territorial, avait rendu à la navigation fluviale son ancienne prospérité. Notre docteur était fort peu poète, quoique rêveur au suprême degré, et même assez chimérique. Cependant, ce jour-là, il sembla plus frappé que d’ordinaire de la beauté de la nature. Il venait de faire sa tournée habituelle dans sa basse-cour, sa grange et son parterre de fleurs rares. Il avait donné un regard de paternelle admiration à ses beaux bœufs si gras qu’ils en étouffaient, à ses chevaux de course maigres et efflanqués comme le cheval de l’Apocalypse, à ses magnifiques porcs tellement ensevelis dans leur embonpoint que leur petite queue en spirale servait seule à les faire reconnaître. Il avait aussi jeté un coup d’œil sur sa volière, où s’empâtaient les plus beaux mulâtres de l’univers, et sur son chenil, où hurlaient de temps à autre des chiens courants aux oreilles si longues que, en les secouant pour chasser leurs puces, ils faisaient un bruit de castagnettes espagnoles. Enfin, ses tulipes, ses roses doubles, ses dahlias extravagants, toute l’étincelante écume de sève et de vie que versait en cascades irisées chacune de ses plates-bandes, avaient obtenu de lui un sourire de satisfaction.

Mais, cela vu, il redevint songeur et s’égara dans la forêt ; et, arrivé à une clairière, il s’arrêta près d’un églantier. Devant lui s’ouvrait une des jolies fleurs si simples de l’arbuste épineux ; la pure corolle aux cinq pétales à peine roses, et, suivant le langage du poète, « pâles comme une joue dont l’amour a bu les couleurs, » lui offrait timidement sa coupe légère, telle que le ciel en présente souvent aux plus malheureux le long du sentier de la vie. Pour la première fois, le docte songeur parut remarquer cette beauté si peu compliquée ; la comparant à ses roses doubles, il réfléchit profondément, et, d’idée en idée, de comparaison en comparaison, je vais vous dire le chemin que fit sa pensée :

« Tel est donc, se disait-il, le thème originel de toutes les variations des horticulteurs ; cette rose si pâle, si virginale, est la mère de toutes nos roses opulentes et provocantes. Quand je la rapproche cependant de la rose que j’observais tout à l’heure, que de contrastes ! Toute trace de parenté a disparu. Il y a un monde, un infini entre elles. Et, maintenant, si je fais un autre parallèle, si je me compare, moi savant, moi lettré, à ce paysan rustre et ignorant avec qui je causais avant de venir, soyons franc : l’intervalle entre lui et moi est-il égal à celui de ces deux fleurs, dont l’une est cultivée et l’autre ne l’est pas ? Immensément moindre, assurément ! Les étamines de la fleur simple se sont transformées en pétales dans la fleur double : mais c’est un prodige ; mais c’est comme si les bras de ce paysan s’étaient transformés en une paire d’ailes de chérubin attachées à mes flancs !

Or, je n’en puis douter, je ne vole point, et j’ai lieu de penser que, sauf quelques différences à son avantage, cet homme-nature est conformé comme moi, fils de la culture. S’il est sans doute plus envieux que moi, et moi peut-être un peu plus égoïste que lui, malgré ma philanthropie, cela tient à ce que je possède et à ce qu’il veut posséder. Et cela ne tire point à conséquence. Il croit aux sorcières, et j’ai cru aux tables tournantes. Son agriculture est un peu plus routinière que la mienne, mais, en compensation, elle est beaucoup moins ruineuse. Enfin, nous nous équivalons à très peu près. La puissance de l’éducation a donc une portée bien plus restreinte sur nous que sur les autres êtres, et les transformations que l’homme parvient à opérer en lui-même ne sont rien auprès de celles qu’il opère autour de lui.

Mais allons plus loin. Ce canard sauvage que je vois là-bas diffère étrangement des canards de nos basses-cours, ses congénères. Il en diffère plus que je ne diffère du paysan en question. En revanche, il en diffère moins que l’églantier que j’ai sous les yeux ne diffère de la rose double de mon parterre. En poursuivant ces rapprochements, je crois qu’on arriverait aisément à formuler cette loi : Plus un être vivant est éloigné de l’homme (le canard, sans doute, en est moins éloigné que la rose), plus l’homme le transforme radicalement ; d’où il suit que, de tous les êtres vivants, l’homme est celui que l’homme est le plus impuissant à transformer.

Toutefois, il n’en devrait pas être ainsi. Et cette loi n’est qu’un avertissement adressé à nos révolutionnaires. Qui se tiendrait de rire, en effet, de leurs prétentions et de leur emphase confrontées avec leurs résultats ! Ne dirait-on pas qu’ils nous ont déjà dotés de l’œil additionnel de Considérant, parce qu’ils ont substitué leurs personnalités à d’autres nullités sur les sièges gouvernementaux ? Il n’est pas de secrétaire d’avocat, remis à flot par un coup de main révolutionnaire de son patron, qui ne croie de bonne foi son pays régénéré, se sentant lui-même quelque peu refait. Avec tout cela, nous marchons toujours sur nos deux jambes, la goutte en plus ; et toutes ces régénérations successives, qu’on nous donnait pour des transfusions de sang, n’en ont jamais été, en définitive, que des effusions, hélas ! Les plus vrais révolutionnaires sont ceux qui ont inventé la truelle, la meule, la presse à imprimer, le télescope, la locomotive ; ils ont introduit dans notre existence et notre condition, sinon