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M. TARDE. — LES GÉANTS CHAUVES.

qui porte les factieux à l’assassinat du roi, et on doublerait là les forces de tous ceux qui veulent sauver ce malheureux prince. Je vais tenter ce moyen, même sans attendre votre réponse. Quant à l’argent, la personne qui est ici (M. de Stadion) ne pouvant rien prendre sur elle, je me le procurerais facilement par le ministère anglais. Mes moyens d’exécution, une fois l’évêque décidé, seraient qu’il partit lui-même avec une personne d’ici, qui, le plan convenu, irait en faire part de vive voix à M. de Clerfayt.

Ainsi M. de Bacourt, en édifiant cette lettre dans la Correspondance avec La Marck, s’est permis de résumer en douze lignes les soixante-sept lignes qui composent le passage important qu’on vient de lire.

Et pourquoi ?

Pour servir la gloire de Talleyrand en supprimant des commérages nuisibles à cette gloire.

Ce n’est pas la seule liberté qu’il ait prise avec ce texte. Non seulement il en a, en d’autres endroits, modifié la rédaction, mais encore il a osé supprimer toute la fin, que voici :

J’ai proposé ici où j’écris de détacher deux hommes de l’armée de Dumourier, auxquels il doit tous ses succès ; ce sont d’Aboville et d’Arçon, l’un successeur de Gribeauval et chef de l’artillerie, l’autre chef du génie ; c’est le d’Arçon de Gibraltar. Ils sont très royalistes ; il suffirait de leur assurer de l’emploi en Allemagne, leur grade et peut-être quelque argent. Ces deux hommes sont, en effet, d’un rare mérite.

Le besoin très pressant où je me trouve de faire ici quelque chose m’a porté à entendre diverses propositions qui m’ont été faites, soit de la part de l’opposition, soit de la part du ministère ; mais je n’en puis pas fausser mes principes, et, fidèle par goût autant que par devoir, je ne voudrais pas, même pour servir, jouer un rôle équivoque. Quand au parti du ministère, voici mes moyens : Sainte-Croix est ici regardé comme le véritable ministre du roi ; il voit, du moins, sous ce rapport, la cour et les ministres ; il a offert de me présenter quand je voudrais et comme je le voudrais ; mais, si je parais avoir des besoins et des besoins pressants, je serai très peu utile. J’ai été forcé de me mettre à la campagne à trois milles de Londres. Mon frère est à l’armée et ma mère à deux cents lieues.

J’avoue que les motifs de cette dernière suppression m’échappent absolument. Je la signale, parce qu’elle montre que M. de Bacourt était incapable d’éditer exactement. Il était dans sa nature de couper, d’arranger, de refaire les écrits qu’il publiait. Il n’y eut jamais éditeur plus incurablement fantaisiste.

Or M. le duc de Broglie a écrit, dans la préface du tome v des Mémoires de Talleyrand, que M. de Bacourt, éditeur, était doué « d’une délicatesse poussée jusqu’à un scrupule méticuleux », qu’il était incapable d’altérer, de mutiler un texte, qu’il était d’ailleurs si modeste « que cet excès de présomption ne pouvait pas lui traverser l’esprit ». Il ajoute, l’imprudent ! que, si M. de Bacourt s’était permis, comme on le suppose, de mutiler les Mémoires de Talleyrand et de faire des raccords pour cacher ces mutilations, « ce serait une falsification pure et simple et un mensonge sans aucune circonstance atténuante ».

Moins sévère que M. le duc de Broglie, je dirai que M. de Bacourt a voulu embellir et non mentir, et il ne s’agit pas de flétrir la mémoire d’un excellent homme qui n’était pas né pour éditer des textes. Il s’agit de savoir si, oui ou non, les Mémoires publiés sous le nom de Talleyrand sont authentiques, et il me semble que je n’excède pas mon droit de critique en me permettant de questionner encore une fois M. le duc de Broglie.

Voici la question que je lui pose et que le public lui pose avec moi :

Considère-il toujours que M. de Bacourt comme un éditeur irréprochable ? Croit-il toujours que celui qui a frelaté, avec la liberté qu’on a vue, la Correspondance avec la Marck, ait été incapable de mutiler et d’arranger les Mémoires de Talleyrand ? N’est-il pas temps de produire enfin le manuscrit original de ces Mémoires, ou, si l’on veut, les dictées, les notes, les papiers de toute nature d’après lesquels a travaillé ce bon M. de Bacourt ?

Si réellement M. le duc de Broglie n’a dans tout ce débat que le souci de la vérité, il se doit, il doit au public, il doit à Talleyrand, dont il est l’exécuteur testamentaire, de ne plus se dérober et de répondre enfin avec clarté.

F.-A. Aulard.

LES GÉANTS CHAUVES
Conte.

C’était en l’an de grâce 1992. On doit faire remonter à cette date précise le premier germe de la plus merveilleuse révolution qui ait régénéré notre espèce. À la fin d’avril, par un beau jour, se promenait dans un parc seigneurial du midi de la France un illustre agronome philanthrope, éleveur et réformateur, nommé Samuel Zède.

La France alors avait fructueusement employé les loisirs inespérés d’une longue paix à se payer le luxe de quelques petites guerres civiles ; divisée en une douzaine de républiques universelles, elle retournait, sous le nom de libertés communales, aux vexations féodales. Mais les Français, toujours spirituels, se réjouissaient d’être vengés par le grand czar Nicolas V