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M. LOUIS BARTHOU. — LES IDÉES POLITIQUES DE VICTOR HUGO.


l’eau de sa gourde sur son manteau et lava le visage du roi. Puis elle dit :

— Pauvre, comme tu as dû souffrir de l’arrachement de tes yeux !

— Comme j’ai souffert avant, sans le savoir, dit le roi. Mais allons. Arriverons-nous ce soir à la cité des Misérables ?

— Je l’espère, dit la jeune fille.

Et elle le conduisit en lui parlant tendrement. Cependant le roi aveugle entendait les clochettes, et, se tournant, voulait caresser les brebis. Et la jeune fille craignait qu’il ne devinât sa maladie.

Or le roi était exténué de fatigue et de faim. Elle sortit un morceau de pain de son bissac et lui offrit sa gourde. Mais il refusa, craignant de souiller le pain et l’eau. Puis il demanda :

— Vois-tu la cité des Misérables ?

— Pas encore, dit la jeune fille.

Et ils marchèrent plus loin. Elle cueillit pour lui du lotus bleu, et il le mâcha pour rafraîchir sa bouche. Le soleil s’inclinait vers les grandes rizières qui ondulaient à l’horizon.

— Voici l’odeur du repos qui monte vers moi, dit le roi aveugle. N’approchons-nous pas de la cité des Misérables ?

— Pas encore, dit la jeune fille.

Et, comme le disque sanglant du soleil tranchait encore le ciel violet, le roi se pâma de lassitude et d’inanition. À l’extrémité de la route tremblait une mince colonne de fumée parmi des toitures d’herbages. La brume des marais flottait autour.

— Voici la cité, dit la jeune fille ; je la vois.

— J’entrerai seul dans une autre, dit le roi aveugle. Je n’avais plus qu’un désir ; j’aurais voulu reposer mes lèvres sur les tiennes, afin de me rafraîchir à ta figure, qui doit être si belle. Mais je l’aurais souillée, puisque je suis lépreux.

Et le roi s’évanouit dans la mort.

Et la jeune fille éclata en sanglots, voyant que le visage du roi aveugle était pur et limpide, et sachant bien qu’elle-même avait craint de le souiller.

Or de la cité des Misérables s’avança un vieux mendiant à la barbe blanche hérissée, dont les yeux incertains tremblaient.

— Pourquoi pleures-tu ? dit-il.

Et la jeune fille lui dit que le roi aveugle était mort, après avoir eu les yeux arrachés, pensant être lépreux.

— Et il n’a point voulu me donner le baiser de paix, dit-elle, afin de ne pas me souiller ; et c’est moi qui suis véritablement lépreuse à la face du ciel.

Et le vieux mendiant lui répondit :

— Sans doute le sang de son cœur qui avait jailli par ses yeux avait guéri sa maladie. Et il est mort, pensant avoir un masque misérable. Mais, à cette heure, il a déposé tous les masques, d’or, de lèpre et de chair.

Marcel Schwob.


L’ÉVOLUTION DES IDÉES POLITIQUES DE VICTOR HUGO

Victor Hugo n’est plus à la mode, ou, mieux, il est de mode de rabaisser, de dénigrer, de méconnaître Victor Hugo. La campagne est poursuivie par de jeunes hommes, de ceux auxquels on serait tenté parfois d’accorder du talent, s’ils n’étaient trop empressés eux-mêmes à proclamer leur propre génie.

Rien n’a été épargné par ces bons Français de la décadence pour diminuer une gloire française. Ils ont mesuré leurs efforts à la grandeur même de l’apothéose des funérailles. La vie privée du poète a servi de prétexte aux diffamations les plus basses. Et tout récemment encore, un écrivain, dont c’est la mission de rapetisser les grandes mémoires au niveau de son impuissance, jetait dans la circulation un livre odieux autour duquel il s’est fait un bruit immérité.

Même le génie poétique de Victor Hugo a été contesté. Tel jeune homme de lettres ne rougit pas de dire qu’il rougirait d’avoir fait un seul vers du maître, sans se douter peul-être qu’il y a près de trois quarts de siècle Népomucène Lemercier s’écriait :

Avec impunité, les Hugo font des vers !

Une pléiade s’est groupée pour une sorte de pèlerinage passionné, je prends le mot à la mode, à travers le xve et le xve siècle. Et ce sont des étrangers qui affichent la prétention de rénover la langue française. Pauvre vieille langue à laquelle ils ne font outrage que par impuissance de sentir ses inépuisables beautés !

Au surplus, n’ai-je pas dessein de démontrer que Victor Hugo est un grand poète. Ce serait trop prendre au sérieux de vains enfantillages qui ne méritent pas attention.

C’est l’évolution des idées politiques de Victor Hugo que je voudrais mettre en lumière.

Là-dessus, surtout, l’esprit de parti s’est donné libre carrière. Quel beau thème à d’inépuisables variations ! Quel prétexte à railler les hésitations, les incertitudes, les contradictions même de ce qu’on appelle aujourd’hui un état d’âme ! On ne s’en est pas fait faute…

Si, pourtant, ici encore, la légende était mensongère ou injuste dans ses excès ! Je ne veux certes pas dire que Victor Hugo n’ait jamais changé d’opinion. Mon impartialité s’alarmerait d’autant plus d’un tel jugement qu’il ne saurait rien ajouter à mon admiration.

Victor Hugo a été l’homme de son siècle. Il en a reflété toutes les impressions, il a pleuré de ses illusions perdues, il a chanté ses espérances, il ne s’est pas défendu contre ses erreurs. N’est-ce pas lui-même, d’ailleurs, qui l’a reconnu en ces termes :

Il a été tout ce qu’a été le siècle : illogique et probe,