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M. MARCEL SCHWOB. — LE ROI AU MASQUE D’OR.


rage vinrent sur ses lèvres, et il en goûta le suc amer.

Il entra dans le palais, et le garde à sa gauche tourna sur la pointe d’un pied, ayant l’autre jambe étendue, en se couronnant avec un cercle lumineux de son sabre ; et le garde à sa droite tourna sur la pointe de l’autre pied, ayant étendu sa jambe opposée en se coiffant d’une pyramide éblouissante par de rapides tourbillons de sa masse diamantée.

Et le roi ne se souvint même pas que c’étaient les cérémonies nocturnes ; mais il passa en frissonnant, ayant imaginé que les hommes d’armes voulaient abattre ou fendre sa hideuse tête gonflée.

Les halles du palais étaient désertes. Quelques torches solitaires brûlaient bas dans leurs anneaux. D’autres s’étaient éteintes et pleuraient des larmes froides de résine.

Le roi traversa les salles des fêtes où les coussins brodés de tulipes rouges et de chrysanthèmes jaunes étaient encore épars, avec des balanceuses d’ivoire et des sièges mornes d’ébène rehaussés d’étoiles d’or. Des voiles gommés et peints d’oiseaux à pattes diaprées, à bec d’argent, pendaient du plafond où s’enchâssaient des gueules de bêtes en bois de couleur. Il y avait des flambeaux de bronze verdâtre, faits d’une pièce, et percés de trous prodigieux laqués en rouge, où une mèche de soie écrue passait au centre de rondelles tassées d’un-noir huileux. Il y avait des fauteuils longs, bas et cambrés, où on ne pouvait s’étendre sans que les reins fussent soulevés, comme portés par des mains. Il y avait des vases fondus de métaux presque transparents, et qui sonnaient sous le doigt d’une manière aiguë, comme s’ils étaient blessés.

À l’extrémité de la salle, le roi saisit une torchère d’airain qui dardait ses langues rouges dans les ténèbres. Les gouttelettes flamboyantes de résine s’abattirent en frémissant sur ses manches de soie. Mais le roi ne les remarqua pas. Il se dirigea vers une galerie haute, obscure, où la résine laissa un sillon parfumé. Là, aux parois coupées de diagonales croisées, on voyait des portraits éclatants et mystérieux : car les peintures étaient masquées et surmontées de tiares. Seulement le portrait le plus ancien, écarté des autres, représentait un jeune homme pâle, aux yeux dilatés d’épouvante, le bas du visage dissimulé par les ornements royaux. Le roi s’arrêta devant ce portrait et l’éclaira en soulevant la torchère. Puis il gémit et dit : « Ô premier de ma race, mon frère, que nous sommes pitoyables !  » Et il baisa le portrait sur les yeux.

Et devant la seconde figure peinte, qui était masquée, le roi s’arrêta et déchira la toile du masque en disant : « Voilà ce qu’il fallait faire, mon père, second de ma race, » Et ainsi il déchira les masques de tous les autres rois de sa race, jusqu’à lui-même. Sous les masques arrachés, on vit la nudité sombre de la muraille.

Puis il arriva dans les salles des festins où les tables luisantes étaient encore dressées. Il porta la torchère au-dessus de sa tête, et des lignes pourpres se précipitèrent vers les coins, Au centre des tables était un trône à pieds de lion, sur lesquels s’affaissait une fourrure tachetée ; des verreries semblaient amoncelées aux angles, avec des pièces d’argent poli et des couvercles percés d’or fumeux. Certains flacons miroitaient de lueurs violettes ; d’autres étaient plaqués à l’intérieur avec de minces lames translucides de métaux précieux. Comme une terrible indication de sang, un éclat de la torchère fit scintiller une coupe oblongue, taillée dans un grenat, et où les échansons avaient coutume de verser le vin des rois. Et la lumière caressa aussi de vermeil un-panier d’argent tressé où étaient rangés des pains ronds à croûte saine.

Et le roi traversa les salles des festins en détournant la tête. « Ils n’ont pas eu honte, dit-il, de mordre sous leur masque dans le pain vigoureux, et de toucher le vin saignant avec leurs lèvres blanches ! Où est celui qui, sachant son mal, interdit les miroirs de sa maison ? Il est parmi ceux dont j’ai arraché les faux visages : et j’ai mangé du pain de son panier, et j’ai bu du vin de sa coupe… »

On arrivait par une étroite galerie pavée de mosaïque aux salles à coucher, et le roi y glissa, portant devant lui sa torche sanglante, Un garde s’avança, saisi d’inquiétude, et sa ceinture d’anneaux larges flamboya sur sa tunique blanche ; puis il reconnut le roi à sa face d’or et se prosterna.

D’une lampe d’airain suspendue au centre, une lumière pâle éclairait une double file de lits de parade ; les couvertures de soie étaient tissées avec des filaments de nuances vieilles. Un tuyau d’onyx laissait couler des gouttes monotones dans un bassin de pierre polie.

D’abord le roi considéra l’appartement des prêtres, et les masques graves des hommes couchés étaient semblables pendant le sommeil et l’immobilité. Et dans l’appartement des bouffons, le rire de leurs bouches endormies avait juste la même largeur. Et l’immuable beauté de la figure des femmes ne s’était pas altérée dans le repos ; elles avaient les bras croisés sur la gorge, ou une main sous la tête, et elles ne paraissaient pas se soucier de leur sourire qui était aussi gracieux quand elles l’ignoraient.

Au fond de la dernière salle s’étendait un lit de bronze, avec des hauts reliefs de femmes courbées et de fleurs géantes. Les coussins jaunes y gardaient l’empreinte d’un corps agité. Là aurait dû reposer, dans cette heure de la nuit, le roi au masque d’or ; là ses ancêtres avaient dormi pendant des années.

Et le roi détourna la tête de son lit : « Ils ont pu dormir, dit-il, avec ce secret sur leur face, et le sommeil est venu les baiser au front, comme moi. Et ils n’ont pas secoué leur masque au visage noir du sommeil, pour l’effrayer à jamais. Et j’ai frôlé cet airain, j’ai touché ces coussins où s’abattaient jadis les membres de ces honteux… »