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M. MARCEL SCHWOB. — LE ROI AU MASQUE D’OR.


LE ROI AU MASQUE D’OR

Conte.
À M. ANATOLE FRANCE.

Le roi masqué d’or se dressa du trône noir où il était assis depuis des heures, et demanda la cause du tumulte. Car les gardes des portes avaient croisé leurs piques et on entendait sonner le fer. Autour du brasier de bronze s’étaient dressés aussi les cinquante prêtres à droite et les cinquante bouflons à gauche, et les femmes en demi-cercle devant le roi agitaient leurs mains. La flamme rose et pourpre qui rayonnail par le crible d’airain du brasier faisait briller les masques des visages. À limitation du roi décharné, les femmes, les bouffons et les prêtres avaient d’immuables figures d’argent, de fer, de cuivre, de bois et d’étolfe. Et les masques des bouffons étaient ouverts par le rire, tandis que les masques des prêtres élaient noirs de souci. Cinquante visages hilares s’épanouissaient sur la gauche, et sur la droite cinquante visages tristes se renfrognaient, Cependant les étoffes claires tendues sur les têtes des femmes mimaient des figures éternellement gracieuses animées d’un sourire artificiel. Mais le masque d’or du roi étail majestueux, noble, et véritablement royal.

Or le roi se tenait silencieux et semblable par ce silence à la race des rois dont il était le dernier. La cité avait été gouvernée jadis par des princes qui portaient le visage découvert ; mais dès longtemps s’était levée une longue horde de rois masqués. Nul homme n’avait vu la face de ces rois, et même les prêtres en ignoraient la raison. Cependant l’ordre avait été donné depuis les âges anciens de couvrir les visages de ceux qui s’approchaient de la résidence royale ; et cette famille de rois he connaissait que les masques des hommes.

Et tandis que les ferrures des gardes de la porte frémissaient et que leurs armes sonores relentissaient, le roi les interrogea d’une voix grave :

— Qui ose me troubler, dit-il, aux heures où je siège parmi mes prêtres, mes bouffons et mes femmes ?

Et les gardes répondirent, tremblants :

— Roi très impérieux, masqué d’or, c’est un homme misérable, vêtu d’une longue robe : il paraît être de ces mendiants pieux qui errent par la contrée, et il a le visage découvert.

— Laissez entrer ce mendiant, dit le roi.

Alors celui des prêtres qui avait le masque le plus grave se tourna vers le trône et s’inclina :

— Ô roi, dit-il, les oracles ont prédit qu’il n’est pas bon pour ta race de voir le visage des hommes.

Et celui des bouffons dontle masque était crevé par le rire le plus large tourna le dos au trône et s’inclina :

— Ô mendiant, dit-il, que je n’ai pas encore vu, sans doute tu es plus roi que le roi au masque d’or, puisqu’il est interdit de te regarder.

Et celle des femmes dont la fausse figure avait le duvet le plus soyeux joignit ses mains, les écarta et les courba comme pour saisir les vases des sacrifices. Or le roi, penchant ses yeux vers celle, craignait la révélation d’un visage inconnu.

Puis un désir mauvais rampa dans son cœur.

— Laissez entrer ce mendiant, dit le roi au masque d’or.

Et parmi la forêt frissonnante des piques, entre les quelles jaillissaient les lames des glaives comme des feuilles éclatantes d’acier, éclaboussées d’or vert et d’or rouge, un vieil homme à la barbe blanche hérissée s’avança jusqu’au pied du trône, et leva vers le roi une figure nue où tremblaient des yeux incertains.

— Parle, dit le roi.

Le mendiant répliqua d’une voix forle :

— Si celui qui m’adresse la parole est l’homme masqué d’or, je répondrai, certes ; et je pense que c’est lui. Qui oseraïit, avant lui, élever la voix ? Mais je ne puis m’en assurer par la vue — car je suis aveugle. Cependant je sais qu’il y a dans cette salle des femmes, par le frottement poli de leurs mains sur leurs épaules ; et il y a des bouffons, j’entends des rires ; et il y a des prêtres, puisque ceux-ci chuchotent d’une façon grave. Or les hommes de ce pays m’ont dit que vous étiez masqués ; et toi, roi au masque d’or, dernier de ta race, tu n’as jamais contemplé des visages de chair. Écoute : tu es roi et tu ne connais pas les peuples. Ceux-ci sur ma gauche sont les bouffons — je les entends rire ; ceux-ci sur ma droite sont les prêtres — je les entends pleurer ; el je percois que les muscles des visages de ces femmes sont grimaçants.

Or le roi se tourna vers ceux que le mendiant nommait bouffons, et son regard trouva les masques noirs de souci des prêtres ; et il se tourna vers ceux que le mendiant nommait prêtres, et son regard trouva les masques ouverts de rire des bouffons ; et il baissa les yeux vers le croissant de ses femmes assises, et leurs visages lui semblèrent beaux.

— Tu mens, homme étranger, dit le roi ; et tu es toi-même le rieur, le pleureur, et le grimaçant ; car ton horrible visage, incapable de fixité, a été fait mobile afin de dissimuler. Ceux que tu as désignés comme les bouffons sont mes prêtres, et ceux que tu as désignés comme les prêtres sont mes bouffons. Et comment pourrais-tu juger, toi dont la figure se plisse à chaque parole, de la beauté immuable de mes femmes ?

— Ni de celle-là, ni de la tienne, dit le mendiant à voix basse, car je n’en puis rien savoir, étant aveugle, et toi-même tu ne sais rien ni des autres ni de ta personne. Mais je suis supérieur à toi en ceci : je sais que je ne sais rien. Et je puis conjecturer. Or peut-être que ceux qui te paraissent des bouffons pleurent sous leur masque ; et il est possible que ceux qui te semblent