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Ils coururent ainsi, haletants, éperdus, pendant cinq minutes, à travers les sentiers ; se déchirant les mains et la figure dans les épines… Puis ils écoutèrent… Au loin, on entendait dans le camp comme une rumeur confuse ; mais aucun soldat prussien ne les poursuivait.

— Nous voilà tranquilles, dit Guèdre… et maintenant orientons-nous. Surtout marchons tranquillement ; car je suis tout essoufflé par cette course. Ç’a été rude ; mais nous sommes sauvés !

— Sauvés ! sauvés ! murmura Marcel.

— Oui, sauvés ! Allons ! pas d’attendrissement inutile, et en route… D’ailleurs, si nous rencontrons un de ces gredins-là, nous sommes armés, et nous nous défendrons.

Marcel ne répondit rien ; et alors tous deux, d’un pas rapide, suivirent silencieusement la petite sente qui les éloignait de la ville.

Tout d’un coup, ils entendirent au loin comme une fusillade rapide, comme un feu de peloton… puis un grand silence, puis de nouveau ce même bruit sinistre ; puis un silence, puis de nouveau le feu de peloton.

Marcel et Guèdre se regardèrent. Ils avaient compris. Sans pouvoir dire un seul mot, ils s’embrassèrent en pleurant, et reprirent leur course.

Voici ce qui s’était passé au camp.

Après le premier moment de surprise, les Prussiens avaient compris. Deux factionnaires assassinés. Deux prisonniers évadés. C’est grave, et on ne peut l’expliquer que par un complot.

Le commandant du détachement, un vieil officier ivrogne, inculte et grossier, exhala sa fureur en invectives brutales, d’autant plus irrité qu’il se sentait coupable de négligence et qu’il craignait une réprimande. Il convoqua immédiatement ses trois officiers en conseil, leur déclara que sa responsabilité était lourde, que la désobéissance des prisonniers pouvait avoir des conséquences désastreuses, et qu’il fallait, par un châtiment exemplaire, arrêter la rébellion commençante. Avec deux cents hommes, on ne peut en garder six cents que par une discipline de fer et une salutaire terreur.

Le seul moyen est alors de fusiller, pour l’exemple, cinquante prisonniers.

Les trois officiers se récrièrent, non pas sur le principe, qui est parfaitement légitime, mais sur l’application. Le nombre de cinquante est exagéré. Il n’y a pas eu rébellion à proprement parler. Le code militaire ne prévoit pas une répression aussi énergique ; on s’expose à une punition rigoureuse si l’on dépasse certaines limites. Pourquoi, en un mot, au lieu de cinquante prisonniers, n’en prend-on pas un nombre moindre, quatre, par exemple, désignés par le sort : deux pour les deux factionnaires tués, deux pour les deux soldats évadés ?

L’avis était sage et modéré. Il prévalut, et le commandant lui-même, en tempêtant, s’y rallia.… par clémence, ajouta-t-il.

Toute la délibération avait pris un peu plus de cinq minutes. Le choix des quatre victimes ne prit pas plus de temps. On les fit aligner, et on compta : « Un, deux, trois, quatre. Numéro quatre, sortez des rangs. »

C’était un petit soldat, à la figure vive et alerte, un Gascon, toujours gai et chantant, nommé Landrac.

« Cinq, six, sept, huit. Numéro huit, sortez des rangs. »

— Pas de chance, mon vieux, lui dit Landrac en retroussant sa moustache.

Ce numéro huit était un gros balourd, à cheveux blonds tout ras, naïf et honnête. On l’appelait, dans sa compagnie, Téte-à-Bœuf. De fait, il s’appelait Martinée (Jean), né à Vierzon (Cher).

« Neuf, dix, onze, douze. Numéro douze, sortez des rangs. — Treize, quatorze, quinze, seize. — Numéro seize, sortez des rangs. »

Le numéro douze s’appelait Brisehutte. C’était un Parisien. Parisien veut dire joyeux compagnon. Brisehutte était toujours en gaieté. 11 chantait fort bien la chansonnette.

Le numéro seize était un Parisien aussi, un grand garçon, pâle et maigre, qu’on appelait Dominique.

Tous les quatre, Landrac, Martinée, Brisehutte et Dominique se regardèrent…

— Vous allez être fusillés pour rébellion, leur dit le commandant. Ce sera un exemple.

— Eh bien, elle est raide, celle-là ! dit Brisehutte.

— Allons ! dépêchons-nous ! dit le commandant.

— Nous ne voulons pas qu’on nous bande les yeux, dit Landrac.

Le sergent allemand qui commandait le feu était un jeune homme à figure douce, un peu enfantine.

Muth ! muth ! dit-il à Landrac.

— Parbleu ! répondit celui-ci, nous prends-tu pour des poltrons ?

Ils étaient résignés. Seulement Brisehutte, tirant un crayon de sa poche, demanda la permission d’écrire :

« Mon cher papa, on va nous fusiller… et, quand tu recevras cette lettre, je n’existerai plus… Nous n’avions rien fait. Pardonne-moi, si je n’ai pas toujours été pour toi un bon fils. Pardonne-moi, et pense quelquefois à ton pauvre Camille. Je vais mourir comme un brave, et je sens que je n’ai pas peur. Mais j’ai une petite larme en pensant à vous tous. J’aurais voulu pouvoir t’embrasser une dernière fois. Si mon frère a un fils, qu’on l’appelle Camille comme moi. »

Puis, prenant la main du sergent, il lui glissa le papier :

— Adresse, dit-il. Poste.

Il y avait sur la lettre :

« A M. Jules Brisehutte, 25, rue de l’Arbre-Sec, Paris. »