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A huit heures du soir, on était arrivé à l’étape où les prisonniers devaient passer la nuit. Le lendemain matin, ils devaient repartir par un train spécial pour l’Allemagne.

Pour la nuit, on parqua les prisonniers dans un camp placé près de la ville. Quatre sentinelles, le fusil chargé, les surveillaient ; et, au delà du camp, d’autres sentinelles faisaient la ronde. Cependant, pour garder les six cents prisonniers, il n’y avait guère que trois cents hommes de troupes allemandes.

— Vois-tu, conscrit, dit Guèdre à Marcel, quand on eut posté les sentinelles, tu me plais, et, si tu veux, nous filerons ensemble. La nuit est noire en diable ; il y a des nuages qui cachent la lune, et à cinquante mètres d’ici on n’est plus visible. Il ne faut pas songer à la ville : elle est gardée et bien gardée ; mais j’aperçois par là-bas un bois qui me paraît être le commencement d’une grande forêt. C’est dans le bois qu’il faut nous cacher.

— Mais comment ?

— Ah ! ce ne sera pas très facile. Tu vois cette sentinelle qui passe et repasse près de nous. Je m’approche, je lui mets la main sur la bouche : tu prends son fusil, son manteau, son casque ; moi, de mon autre main, je lui enfonce ma baïonnette dans le cou, et je ne le lâche que quand il ne remue plus. Cela prendra un quart de minute tout au plus. Personne n’aura rien vu. Je courrai au bois, tu courras après moi… Et nous serons loin quand on s’apercevra de la chose. Je sais bien que c’est risquer gros jeu ; car, si nous sommes pincés, nous n’avons rien de bon à attendre. Mais nous ne serons pas pincés. Et puis, vraiment, c’est trop dur d’être le prisonnier de ces sauvages ! Ils nous feraient languir à petit feu. Mieux vaut mourir tout d’un coup, avec vingt-cinq balles dans la carcasse, que d’être ainsi menés d’étape en étape, comme des bêtes.

La nuit était tout à fait venue. Trois sentinelles, allant et venant, surveillaient les prisonniers. Nos pauvres soldats s’étaient laissé tomber par terre et dormaient d’un lourd et cruel sommeil ; quelques-uns, ceux qui étaient blessés, gémissaient doucement, à demi-voix, comme des enfants.

Dans l’ombre, Guèdre et Marcel guettaient le soldat prussien qui repassait près d’eux.

C’était un jeune homme de vingt ans à peine, à l’air tout endormi.

Soudain, Guèdre fit un signe à Marcel, et, d’un bond, comme un chat, il sauta sur le soldat, lui serrant la bouche avec sa main et l’étouffant. En même temps, Marcel, presque aussi prompt que Guèdre, saisissait le fusil.

— À toi ! à toi ! dit Guèdre à voix basse ! Prends sa baïonnette et achève-le ! Moi, je ne peux pas le lâcher ; il crierait.

Le soldat, étouffé par le bâillon, roulait des yeux hagards, où éclatait l’épouvante.

— Prends donc sa baïonnette, et achève-le ! Dépêche-toi, tonnerre de Dieu !

Marcel, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, avait retrouvé toute son énergie. Il prit la baïonnette et l’enfonça vigoureusement dans le cou du soldat, en la dirigeant du côté de la poitrine, comme pour les moutons qu’on égorge. Un flot de sang chaud, épais et poisseux, lui inonda les mains et jaillit à la figure de manière à l’aveugler.

L’homme chancela quelques secondes, puis tomba.

Toute cette lutte s’était passée dans l’ombre ; les autres sentinelles n’avaient rien vu.

Rapidement, Marcel prit la capote, le casque et le fusil, et se mit à marcher le long du camp, ainsi qu’un factionnaire, pendant que Guèdre, relâchant peu à peu le bâillon, restait penché à terre.

Bientôt l’homme, qui s’était agité convulsivement, cessa de remuer. Guèdre le repoussa du pied et l’étendit par terre ; puis, le recouvrant de sa capote : « Voilà pour te tenir chaud, mon vieux, » dit-il à demi-voix. Cette plaisanterie parut odieuse à Marcel.

Guèdre avait conservé tout son sang-froid.

— Promène-toi en long et en large, avec ton casque, ton manteau et ton fusil… On te prendra pour une sentinelle. Moi, je vais courir vers le bois ; tu feras semblant de me poursuivre, et nous gagnerons ainsi tous les deux la forêt.

Il n’attendit pas la réponse de Marcel, et se mit à courir vers le bois… Marcel le suivit en courant ; mais, au bout d’une vingtaine de pas, ils se heurtèrent à une sentinelle qui croisa la baïonnette devant eux…

— Tire dessus, nom de Dieu ! dit Guèdre.

Il avait à peine achevé que Marcel lâchait son coup de fusil. Le Prussien étendit les bras, chancela la face contre terre. Guèdre sauta sur son fusil :

— Et, maintenant, en route ! c’est le cas d’avoir de bonnes jambes.

Mais l’alarme était donnée, et toute la garnison prussienne fut sur pied en un clin d’œil. Marcel suivait Guèdre à quelque dix mètres en arrière.

Devant eux, à cinq cents mètres à peu près, se dressait la forêt, une immense masse noire, mystérieuse, inconnue, mais dont le mystère même était pour eux le salut.

Ceux qui pouvaient, dans l’ombre de la nuit, distinguer encore quelque chose, virent ce spectacle extraordinaire : un soldat français se sauvant à toutes jambes, et, derrière lui, détalant aussi vite, un soldat prussien avec le manteau, le casque à pointe et le fusil… Que signifiait cette course ?… Pourquoi courait-il ainsi ? Pourquoi ne faisait-il pas usage de son arme ?

Un sous-officier, plus intelligent, comprit enfin :

— Feu ! cria-t-il.

Quinze coups de feu partirent à la fois. Mais déjà Guèdre et Marcel étaient à la lisière du bois.

— Avançons… avançons !…