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avaient perdu l’espérance, avaient gardé toute leur énergie, et, rageusement, encore à peu près abrités par ce qui restait des murs et des toits, ils répondirent à la salve des Prussiens par une fusillade bien nourrie.

Les Prussiens avançaient toujours. Mais il était consolant de penser que cette attaque leur coûtait cher. Leurs rangs s’éclaircissaient ; on voyait les plus ardents courir vers le village, puis soudain s’arrêter, battre des bras et tomber. Il y en eut un qui plia sur les deux genoux, comme s’il voulait prier, et, après avoir oscillé, chancela, puis s’affaissa. Les vivants étaient forcés d’enjamber les morts ; ils s’arrêtaient au milieu de leur course pour tirer, puis repartaient de nouveau.

Ils étaient arrivés jusqu’à deux cents mètres des maisons, et Marcel pouvait voir sur leur figure bestiale et inerte l’effarement des moutons qu’on conduit à l’abattoir.

Quelques minutes après, ils étaient dans le village.

Alors ce fut une nouvelle bataille, plus acharnée encore que la première. Chaque maison, si démolie qu’elle fût, devait être prise d’assaut. La mairie, où s’étaient retranchés la plupart des officiers, fut l’objet d’un siège en règle. Le colonel, blessé au ventre, agonisait dans un coin de la salle. Le commandant Marquis, tout noir de poudre et tout rouge de sang, les deux doigts emportés et la joue transpercée, avait jeté son épée, et avec un fusil épaulait et tirait comme un simple soldat. Des coups de feu éclataient de tous côtés. Mais les assaillants, ainsi qu’une marée montante, affluaient toujours. Aussi loin qu’on pouvait voir, les casques à pointe arrivaient, et on sentait que, derrière ceux qu’on voyait, il y en avait d’autres, et d’autres encore. On avait beau en tuer, en tuer encore ; ils se renouvelaient comme par miracle.

La porte fuit enfoncée à coups de crosse. Un flot de soldats allemands s’y engouffra. « Pas de quartier ! pas de quartier ! hurlaient-ils. — Tiens, misérable ! voilà pour toi, » dit un sous-officier prussien à un blessé qui, dans les convulsions suprêmes de la dernière agonie, agitait désespérément les bras ; et il lui traversa le cou avec sa baïonnette.

Quelques coups de feu partirent du groupe des Français qui s’étaient massés dans le fond de la salle. Trois Prussiens tombèrent. Les autres, rendus furieux, déchargèrent leurs fusils à bout portant sur les soldats français qui étaient restés debout.

Puis il y eut un grand silence. Au dehors, les détonations avaient cessé.

— Hourra ! hourra !

— Hourra ! hourra ! répétèrent les hommes qui passaient dans la rue.

Une sonnerie de clairon retentit. C’était la fin de la bataille.

— Bravo, mes enfants ! bravo ! disait le commandant prussien. Bravo ! Bien travaillé ! Vous avez bien mérité de votre Dieu et de votre roi !

Et, impassible, sans se soucier des morts et des blessés, il conduisait son cheval dans la rue encombrée de cadavres et de mourants. Mais l’animal, plus humain que son maître, avançait avec précaution, presque timidement, évitant les cadavres, épargnant les blessés, et, tout tremblant de peur, l’œil hagard, il soufflait bruyamment en allongeant le cou.

Une fois l’ivresse du triomphe passée, les vainqueurs songèrent à profiter de la victoire.

Il faut laisser les mourants. Ils sont peu intéressants. Que faire avec de pauvres êtres dont le ventre est ouvert, ou la tête fracassée, dont la cervelle est à moitié en bouillie, ou dont les intestins troués sortent en désordre ; ou ceux encore dont la mâchoire est disloquée, avec l’œil pendant hors de l’orbite, tout sanglant, ou encore ceux qui, livides, ayant perdu tout leur sang, sont soulevés par le hoquet convulsif de la fin ? Il faut les laisser mourir tranquilles, sans s’encombrer. Un peu de paille suffit, quand on a de la paille.

Les autres, ceux qui ont la cuisse cassée, ou le pied broyé, ou seulement quelques doigts de moins, iront à l’ambulance, quand on pourra et comme on pourra. Que diable ! un pied ou une jambe de moins, ce n’est pas une affaire !

Enfin, ceux qui sont blessés légèrement, tant pis ; il faut qu’ils marchent. A la guerre comme à la guerre !

Marcel était parmi les prisonniers. Une balle lui avait éraflé l’oreille ; par une sorte de miracle il n’avait pas d’autre blessure.

— Vous êtes prisonniers, leur dit en bon français l’officier supérieur prussien qui commandait. Je vous rappelle le code militaire : toute désobéissance est punie de mort ; toute tentative d’évasion est punie de mort ; toute réplique à un ordre est punie de mort. On vous donnera des vivres comme à nos soldats. Je n’admets ni plaintes ni réclamations. Vous avez à faire une étape de vingt kilomètres. En route !

Il était midi. La chaleur était accablante. Il fallut repartir ; et de nouveau, comme des vaincus, courbant la tête, harassés, sans avoir bu ni mangé, humiliés par la défaite, épuisés par cet immense et inutile effort, les pieds encore sanglants de la longue étape de la veille, avec le souvenir des amis morts et la vue du drapeau conquis, suivre cette même interminable route, sous la surveillance rogue et brutale de ces hommes dont on ne comprend même pas la langue.

Quelle journée ! quelle interminable journée !

Au loin, le canon grondait, à droite, à gauche, partout… A un moment, l’escorte croisa un régiment de cuirassiers blancs. Les cavaliers, voyant que c’était un