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La défense de Madréville ! Mais on ne pouvait plus le défendre. Comme l’avait prédit le colonel, au bout d’une demi-heure il ne restait plus une seule maison debout. Les murs étaient troués, écroulés, éculés. Quelques pans se dressaient par-ci, par-là, à demi intacts encore ; mais ils penchaient comme des ruines. Plus de toits, plus de fenêtres. Tout était brisé, disloqué, transpercé. Partout la dévastation. Il faut trois siècles de persévérance et d’énergie à dix générations de travailleurs pour faire un village ; il suffit de quelques minutes pour le détruire.

Malgré le bombardement, le moral des soldats restait bon. Ils s’abritaient tant bien que mal ; et comme, après tout, les obus font plus de bruit que de besogne, ils prenaient l’habitude de cet orage sinistre.

Mais ce n’était qu’un commencement.

— Voilà l’infanterie ! Voilà l’infanterie !

Et aussitôt la canonnade se ralentit, sans cesser tout à fait, mais devenant plus mesurée, tandis qu’à droite et à gauche de la route, à travers champs, et sur la route même, débouchaient en bon ordre les casques prussiens. Une salve les accueillit, puis une autre, puis une autre encore. Ils continuaient à avancer ; puis subitement ils répondirent. Alors ce fut une fusillade terrible. Les sifflements des balles, bruyants et rapides, déchiraient l’air de toutes parts. Les plâtres, les maisons, le bois des fenêtres, les arbres de la roule vibraient. Parfois on entendait un son mat. C’était une balle qui touchait un soldat ; et ce bruit était suivi d’un gémissement étouffé, d’un cri ou d’un juron, quelquefois d’un grand soupir.

Au bout d’un quart d’heure, le régiment était à demi anéanti. Partout du sang, des cris, des plaintes sourdes et confuses.

Le colonel avait reçu une balle dans la main droite. Il avait entouré son poignet d’un mouchoir ; mais, indifférent à cette blessure ainsi qu’aux balles, il se prodiguait, allant partout où il voyait faiblir le feu des défenseurs de Madréville.

Le capitaine Morin râlait encore, mais plus faiblement. Le commandant Espire avait été foudroyé par deux balles.

On ne s’occupait pas des blessés, car il y avait des blessés partout. Un sergent, qui avait le bras cassé, soutenait avec la main droite son bras qui se balançait inerte, et encourageait ses hommes. Le lieutenant Minotel avait les reins cassés par une balle. Il était tombé au milieu de la grande rue, au moment où il allait chercher des cartouches. Sans pousser un cri, il avait perdu connaissance. Après quelques minutes de stupeur, il s’était à demi relevé, et, en rampant, avait pu s’adosser au mur d’une maison qui faisait un angle rentrant. Il perdait tout son sang, et sa trace dans la rue était marquée par une traînée rouge. Maintenant, il était presque à l’abri ; les balles crépitaient autour de lui sans l’atteindre, et il se disait : « Je vais mourir ici. » Il revoyait la maison paternelle où chacun lui faisait fête, ses deux jeunes sœurs, si gaies, si aimantes, et son père, le vieux capitaine, et sa fiancée, qui, le jour du départ, avait cousu dans sa tunique une petite croix. Il revoyait tout cela. Que vont-ils dire quand ils apprendront qu’à Madréville, par une belle matinée d’août, leur fils, leur frère… ? Et sa pensée, rapide, voyait déjà le facteur apportant à l’humble foyer la nouvelle de cette mort.

Le feu bien nourri et bien dirigé des chassepots avait fait des ravages terribles dans les rangs des assaillants. Ils n’osaient plus avancer. On voyait leurs chefs, brandissant l’épée nue, qui les prenaient par le collet, les rudoyant, les forçant à marcher, leur montrant le village d’où sortait une fusillade meurtrière. Mais ils ne bougeaient pas, car chaque pas fait en avant était le signal d’une nouvelle décharge, et à chaque décharge il tombait cinq, six, huit, dix d’entre eux.

— En avant ! en avant ! hurlaient Les Prussiens.

— Hardi ! Feu ! Courage ! Fusillez-les ferme ! disaient les Français.

Et ces braves gens, qui ne se connaissaient pas, qui n’avaient aucun motif de haine ou de colère, s’envoyaient la ruine, la douleur et la mort.

Et les balles pleuvaient, et l’ivresse du carnage s’était emparée de ces hommes… Ils oubliaient qu’ils étaient des hommes.

Tout à coup un grand mouvement se fit en arrière du village :

— Les voilà ! les voilà !

Le colonel regarda sa montre… C’est le 97e, sans doute.

Hélas, non ! c’étaient deux régiments prussiens. Ils avaient réussi à tourner le village. Madréville était cerné.

Jusque-là l’issue était douteuse. Maintenant la défaite était certaine.

Il y eut un grand silence qui dura quelques secondes à peine.

Les deux nouveaux régiments ennemis n’étaient plus qu’à mille mètres de Madréville. Ils commencèrent par une effroyable fusillade, qui passa comme un ouragan.

Les défenseurs de Madréville, attaqués de front, de flanc et de queue, n’avaient plus rien à espérer. La rue était pleine de cadavres. On voyait aux fenêtres, brisées et démolies, pendre des corps que les soldats avaient placés là pour faire office de matelas et amortir les balles. Le sang coulait sur les pavés, mêlé à la boue, et l’effroyable fracas de toute cette mousqueterie ne parvenait pas à étouffer les cris confus, les hurlements, les gémissements.

Cependant les hommes qui restaient debout, s’ils.