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sans doute… Mais, au fait, il y a des prisonniers… il faut les interroger.

— Nous avons un soldat qui parle admirablement l’allemand, dit le capitaine Morin, c’est l’Alsacien Marcel Freund.

— Eh bien, dit le colonel, il va nous aider.

Marcel et le soldat prussien furent amenés devant le colonel.

Le prisonnier blessé n’avait que des contusions. Son cheval, ayant été frappé de deux balles, avait roulé par terre. Il avait été pris sous le ventre de sa monture, et, comme il n’avait pu se dégager, les chevaux l’avaient piétiné de tous côtés. C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, à front bas, l’air ahuri.

En arrivant devant le colonel, il fit le salut militaire.

— Écoute, lui dit le colonel, si tu nous dis la vérité, on ne te fera pas de mal ; mais, si tu nous trompes, tu seras fusillé.

Mein Gott, mein Gott ! gémit le pauvre diable.

— D’où venait ton régiment ?

— De Sarreguemines.

— Y avait-il des Prussiens entre Sarreguemines et Madréville ?

— Madréville ; je ne connais pas Madréville.

— Madréville, c’est ici. — Y avait-il de l’artillerie ?

— Beaucoup d’artillerie.

— Mais combien de batteries ?

— Je ne sais pas.

— Et de l’infanterie ?

— Beaucoup d’infanterie.

— Et le quartier général, où est-il ?

— Ah ! je ne sais pas. Notre commandant nous a dit que nous allions à Paris.

— Est-ce que l’infanterie venait de ce côté ?

— Je ne sais pas !

— Tu ne sais donc rien, triple brute !

Le malheureux ne put retenir ses larmes. Il avait un air si piteux et si craintif que le colonel et les officiers sourirent. Cela redoubla la frayeur du prisonnier.

— Qu’est-ce qu’on peut tirer d’une pareille brute ? Allons, c’est bon ; qu’on le garde avec les autres blessés.

Soudain, un sifflement passa sur le village, et un obus, à une centaine de mètres en arrière, alla s’enfoncer dans les champs.

Le colonel regarda sa montre.

— Huit heures, et pas d’artillerie ! Je jurerais bien qu’à l’état-major personne ne sait où nous sommes. Pas d’artillerie ! Quelle misère !

Un nouvel obus, plus rapproché, siffla encore. Puis un autre vint tomber en avant du village. Puis un autre, mieux dirigé, s’enfonça dans une des maisons, trouant le toit, éclatant avec fracas, blessant trois soldats et mutilant une vieille femme qui avait voulu, malgré tout, rester devant la porte de sa maison ravagée.

— Allons ! c’est la danse qui va commencer ! Et on nous abandonne ici ! Enfin, tant pis ! Messieurs, nous tiendrons tant que nous pourrons. Les hommes dans les caves, si possible, ou dispersés dans les champs. Inutile de s’exposer, et, en rase campagne, les obus ne font pas de mal. Faites hisser le drapeau d’ambulance au clocher de l’église. On y transportera nos blessés. Cela n’empêchera pas messieurs les Allemands de tirer dessus, mais au moins nous aurons la conscience tranquille.

A présent les obus tombaient dru comme grêle. Presque toutes les maisons de Madréville étaient trouées, percées de part en part. Dans quelques-unes, il y avait un commencement d’incendie. Heureusement la pluie avait mouillé les chaumes des toits et les poutres, et, comme il n’y avait pas de vent, le feu ne s’étendait pas.

Le colonel regarda sa montre.

— Au train dont ils arrangent Madréville, dans une demi-heure il n’y aura plus une maison debout. Ils nous enverront de l’infanterie… Toute la Tyre !

Il y avait déjà une quarantaine de blessés. Dans l’auberge, qui était la principale maison du village, un obus avait éclaté, blessant à la figure le capitaine Morin et tuant les deux fourriers qui étaient venus prendre les ordres du capitaine. On avait laissé les cadavres des deux fourriers. Mais que pouvait-on faire du capitaine ?

Il était étendu sur une civière ; et on lui avait mis une serviette sur la figure, car personne ne voulait voir ce hideux spectacle.

« A boire, à boire ! » gémissait-il… Le sang coulait de la figure dévastée, par le front, par Le trou où étaient le nez, les yeux et la bouche. « À boire, à boire ! » gémissait-il d’une voix indistincte. Mais ses paroles faisaient glouglou avec le sang qui sortait de partout, inondant son cou, ses vêtements. Un soldat s’approcha, et essaya de le faire boire… « Mes enfants, mes pauvres enfants ! je n’y vois plus, je suis aveugle ! aveugle ! »

De cette salle de l’auberge, où étaient deux morts et trois blessés, sortait, comme un encens hideux, une odeur fade, nauséeuse, l’odeur du sang humain ; et elle se mêlait au parfum des alcools de village et à la fumée âcre de la poudre qu’avait produite l’obus en éclatant.

Cependant le bombardement redoublait toujours. Il était à la fois furieux et méthodique. La précision n’exclut pas la vigueur. D’ailleurs les Prussiens pouvaient bombarder sans crainte : aucune artillerie n’était là pour leur répondre. Au loin, on entendait, à droite, à gauche, en avant, en arrière, le canon qui grondait, formidable. Sans doute, il s’agissait d’une grande bataille, où la défense de Madréville ne représentait qu’un épisode minuscule.