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alouettes commençaient à chanter ; et une légère vapeur s’élevait, comme un nuage transparent, du fond de la vallée.

L’arrivée de la troupe avait stupéfié les paysans. Ils se tenaient devant leurs portes, silencieux et inertes, presque hostiles. Quelques-uns cependant avaient apporté de l’eau dans des brocs.

— Ah çà ! nous prends-tu pour des grenouilles, mal bâti ! s’écria un sergent chevronné. Allons, ôte ça, et sers-nous du vin et du pain. Nous te payerons.

— Mais je n’ai rien, mon sergent, balbutia l’homme, un vieux paysan à la face tannée, plus sillonnée de rides qu’une vieille pomme. Mais je n’ai rien. Ces gueux de Prussiens nous ont tout pris.

— Ah ! canaille ! Eh bien, nous verrons si tu n’as rien. Allons ! où est ta baraque ?

— Ma baraque est à moi, dit le paysan.

Et il se planta résolument devant la porte.

Quand il s’agit de défendre leur bien, ces timides deviennent des lions.

— Enlevez-le ! dit brutalement le sergent.

En un clin d’œil, le villageois fut enveloppé et solidement maintenu, pendant que le sergent et ses hommes fouillaient partout.

Ils n’eurent pas besoin de fouiller longtemps. Après quelques minutes de recherches, ils triomphèrent. Derrière un vieux bahut, deux gros pains de quatre livres et, dans les combles, quelques quartiers de lard.

— Ah ! brigand ! tu mériterais d’être fusillé, s’écria le sergent. Mais je te pardonne. Tiens ! voilà pour payer ton lard et ton pain.

Le soleil commençait à poindre. On pouvait distinguer à perte de vue, le long des arbres de la route, des groupes de soldats qui arrivaient en pressant le pas. Pourtant ils n’avançaient pas vite, et on les voyait de loin cheminer en boitant, tête basse, l’air misérable, la capote souillée de boue.

Le colonel et quelques officiers étaient montés sur le revers de la colline et, avec leurs lorgnettes, la carte à la main, ils exploraient l’horizon.

Soudain, comme un tourbillon, une troupe de cavaliers arriva ventre à terre au milieu du village, près de l’église.

— Place ! place !…

Un soldat qui ne s’était pas rangé assez vile reçut un coup de pied de cheval… C’était le général qui arrivait.

— Le colonel ? demanda-t-il.

Déjà le colonel était là.

— Vous avez laissé beaucoup de traînards sur la route… Pourquoi ?

— Mais, mon général, l’étape était longue ; et, depuis trois jours…

— Dans une heure, nous allons avoir ici toute l’armée prussienne. Vous êtes en première ligne. Ainsi, attention ! il faudra tenir ferme. Pas de mouvement offensif à faire ; mais seulement tenir. Faites créneler les maisons. Je vais vous envoyer de l’artillerie. Vous avez des munitions, n’est-ce pas ?

— Oui, mon général, mais nous n’avons pas de vivres.

— Des vivres ! que voulez-vous que j’y fasse… Enfin ! tenez bon ! Dans trois heures, le 97e débouchera sur votre droite. Il faudra tenir jusque-là.

Puis, sans écouter la réponse, il tourna bride, et repartit au grand galop de son cheval.

— Messieurs, dit le colonel, je compte sur vous. Pas une minute à perdre. Les maisons en état de défense, avec des meurtrières. Une barricade en avant du village. Coupez quelques arbres et mettez-les en travers de la route. Dans chaque maison des cartouches. Capitaine Morin, placez-moi une grand’garde de dix hommes. Et faites vite.

— Premier bataillon, première compagnie… dix hommes de grand’garde ! cria le capitaine Morin.

Il y eut un moment d’hésitation.

— Avez-vous entendu ? cria-t-il.

La Compagnie commença à se masser, tant bien que mal, sur la route…

— Allons ! dit le capitaine, dix hommes de bonne volonté !… Et il prit au hasard les soldats qu’il rencontrait. Toi, Lucheneau, bon ! Et le sergent Plicard ! Allons ! Plicard !… Et Daniel ! Sous-lieutenant Bosc ! prenez le commandement… À un kilomètre d’ici, pas davantage… vous entendez bien… Dès que vous verrez l’ennemi, vous vous ralliez sur le village… Pas de bêtise ; pas de dévouement inutile.

On vit cette poignée d’hommes se perdre sur la route qui s’allongeait devant eux, silencieuse et menaçante… À un demi kilomètre plus loin, elle faisait un coude… Ils disparurent… On ne devait plus les revoir…

Pendant ce temps, on mettait le village en état de défense. Les paysans, ahuris, hébétés, essayaient vainement de s’opposer à la démolition. On ne tenait pas compte de leurs prières. Même on riait de ces lamentations vaines. Comprenant bientôt leur impuissance, ils ne cherchaient plus de raisons à donner ; et, courbant la tête, assistaient à cette dévastation de toute leur existence. Passé et avenir, tout s’écroulait sous les coups de pioche qui sapaient les murs, trouaient les bois, abattaient les palissades. Certains ne se résignaient pas. Une femme criait et pleurait si fort, éperdue, traitant les soldats de brigands et d’assassins, qu’on fut forcé de l’enfermer dans une cave.

Au bout d’une heure, la barricade était terminée, les meurtrières percées, les cartouches distribuées, les