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REVUE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE

REVUE

BLEUE

FONDATEUR : EUGÈNE YUNG

DIRECTEUR : M. Henry FEerRani


NUMÉRO 12

TOME XLIX

19 MARS 1892.


CHOSES DE GUERRE
(1870).

Toute la nuit, ils défilèrent le long de la route, harassés, épuisés, affamés, trainant la jambe, avançant à grand’peine. On n’entendait ni un chant ni un cri.

Au milieu de la nuit la pluie cessa ; mais elle avait détrempé les chemins, semant partout de larges flaques d’eau boueuse. À vrai dire, nul ne s’occupait de l’eau ni de la boue. On voulait achever l’étape. De rang en rang, le bruit avait couru que l’étape était Madréville ; et maintenant, tous, depuis le colonel jusqu’au dernier troupier, ne songeaient qu’à Madréville.

On marchait toujours. La capote et la tunique étaient transpercées, les bretelles du sac pesaient sur l’épaule, les souliers ramassaient d’énormes mottes de terre. Sur les talus, de place en place, un soldat s’arrêtait. Il essayait encore de faire quelques pas, mais il ne pouvait suivre et restait en arrière, boitant, éclopé. Enfin, à un détour du chemin, définitivement vaincu, il s’affalait dans le fossé.

— Tant pis, dit à Marcel un de ses compagnons, un tout jeune fantassin imberbe, aux cheveux blonds, aux traits doux, presque efféminés, tant pis, ils feront de moi ce qu’ils voudront. Je ne peux avancer. J’aime mieux crever ici.

— Je porterai ton fusil, lui dit Marcel. Sois raisonnable, fais un petit effort. Dans une heure, nous serons à Madréville.

— J’aime mieux crever ici. Mes pieds sont en sang, et je ne puis faire un pas de plus.

— Allons ! appuie-toi sur moi.

— Je te répète que j’aime mieux crever… Non ! je garde mon fusil, Au moins, si on m’embête, je pourrai me faire sauter la tête.

Et il se coucha, son fusil entre les jambes, l’air morne et résolu.

On avançait cependant. La tête de la colonne ne ralentissait pas sa marche. Mais les hommes tombaient, de plus en plus nombreux, de chaque côté du chemin. Les chefs s’y habituaient maintenant, et les camarades ne se préoccupaient pas des traînards. On ne pensait plus qu’à soi. Dans les rangs on répétait : « Madréville, Madréville ! »

Les officiers eux-mêmes étaient épuisés. Minotel, le petit lieutenant, était tout blême. Parfois, perdant courage, il prenait le bras du sergent-major et se traînait ainsi quelques pas ; mais, sentant que les hommes de sa compagnie le regardaient, par un suprême effort il tâchait de marcher seul, faisant bonne contenance pour ne pas perdre son prestige.

Tout d’un coup, sur une petite colline, on aperçut quelques maisons groupées ; le toit d’une église, des chaumières… Enfin ! c’était Madréville !

Halte ! Les fusils en faisceaux !… Un ébranlement passa dans les rangs, comme un souffle de délivrance. Il y eut un cliquetis d’armes. Les hommes se laissèrent tomber par terre, au hasard, dans la boue détrempée, dans les chaumes, sur le pavé de la route.

L’aube apparaissait enfin. C’était comme une vague traînée blanche à l’horizon. Après la pluie de La nuit, la journée promettait d’être radieuse. Au loin, les