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— Causons donc de M. Brochard, que je ne connais pas.

— Rien d’étonnant à cette ignorance, répondis-je. M. Brochard n’a guère moins de mérites et n’est guère plus connu du gros public que M. Boutroux. Pourtant, il ne tenait qu’à lui d’acquérir la célébrité parisienne. Très recherché dans le monde, à la mort de M. Caro, il semblait devoir hériter l’auditoire féminin qui avait fait la gloire de ce moraliste, Il lui suffisait pour cela de traiter en une langue banale des questions faciles. Au contraire, M. Brochard s’est efforcé de ne discuter que des problèmes obscurs dans le ton le plus sévère ; et il a réussi à chasser de son cours, à coups de dialectique, les philosophwomen les plus opiniâtres.

— Cette modestie est grande, fit Jack.

— Elle est plus grande encore que vous ne croyez. M. Brochard avait publié une thèse sur l’Erreur, où, en quelques pages, il avait su résumer et résoudre, à sa façon, en un style aigu, tous les mystères de la philosophie, donner à un problème de logique pure toute l’importance et la gravité d’un problème de métaphysique. Eh bien, par je ne sais quelle défiance de lui-même, par un excès de discrétion, il a renoncé depuis quelque temps à professer ses propres doctrines pour analyser les doctrines d’autrui, il a sacrifié le plaisir d’épandre sa pensée personnelle à la dure tâche de répandre la pensée des autres. Il a quitté la philosophie pour l’histoire de la philosophie, la métaphysique pour la science.

— Garçon, cria Jack, vite le café et des cigares ! Je ne veux rien manquer d’un pareil cours.

Hâte prudente, car l’amphithéâtre était déjà plein quand nous entrâmes.

M. Brochard parla de Spinoza, d’une façon très haute, très humaine, nous montrant le philosophe sans cesse écrasé par les pesantes chaînes où il s’était lui-même enchaîné, et qu’il tenait à honneur de garder, ne s’en débarrassant qu’en cachette dans des scolies jointes à ses théorèmes, dans des lettres adressées à dès amis, fuyant, comme un saint les démons, la tentation d’user des données expérimentales pour établir les bases de son système.

Jack applaudit avec vigueur ; et, tandis que nous rentrions lentement :

— Ce M. Brochard, dit-il, me plaît infiniment. Avec ses favoris bruns, sa figure large, son nez fin et mouvementé, il n’a pas la séduisante froideur d’officier de cavalerie de M. Boutroux. Il a plutôt la chaude cordialité de l’officier de marine. Et puis il semble s’entretenir avec son auditoire, s’intéresser à lui, lui demander le secours des regards, chercher en sa compagnie. Il est plus vibrant aussi ; sa voix est plus sonore. Il s’agite, lui, il pétrit son mouchoir, frotte son pince-nez. M. Boutroux m’a plus charmé, M. Brochard m’a plus ému, ainsi qu’on dirait à l’Académie.

Puis, comme je me taisais :

— Tout de même, ce Spinoza est peut-être le dernier des snobs, le snob de lui-même, l’Εαυτονσνοβουμενος. Alors pourquoi tant nous inquiéter pour le comprendre ?

— Rappelez-vous, Jack, lui dis-je, quelle lassitude vous prenait, après vos exercices au gymnase de Torquay. Et, cependant, c’est à ces exercices de poids et de haltères que vous devez vos beaux biceps qui inspirent tant d’admiration aux dames et tant de respect aux messieurs. L’étude de Spinoza et des autres philosophes vous procure des avantages analogues. Elle vous donne l’habitude de soulever les lourdes idées, les pénibles sentiments, vous assure l’aisance dans les discussions, l’autorité dans les flirts. Pratiquez donc cette étude sans regrets, et bénissez les maîtres qui vous y introduisent.

— Je les bénis, dit Jack, mais j’ai bien mal à la tête.

Le lendemain, nous arrivâmes, de quelques minutes en avance, dans l’amphithéâtre où se succèdent les cours de MM. Waddington et Croiset. L’amphithéâtre était presque vide. Une dizaine d’auditeurs y grelottaient, disséminés.

— Cette fois, dis-je à Jack, il n’y a pas d’erreur. M. Waddington, c’est bien le dernier des disciples de Cousin que vous allez voir, — qui parle des Spencériens comme les bourgeois des communards, qui a contribué à exiler au Collège de France le seul psycho-physiologiste admis à professer en Sorbonne, — qui, au-dessus de sa porte, a une enseigne gravée de la devise : Au Vrai, au Beau et au Bien, qui se croit, avec raison d’ailleurs, le seul homme qui connaisse familièrement l’Être… Mais le voici…

M. Waddington entra, — un petit vieillard propret, jaunet, avec des favoris blancs, des cheveux ramenés, une tête à la Royer-Collard, une tête « je n’en sais rien, mais j’en suis sûr », qui fit frémir Jack Butterley…

Il jeta dix coups d’œil à ses dix auteurs et commença à discourir sur la théorie de la liberté chez Platon et chez Aristote. Dans son zézaiement, les mots de « spiritualiste, spiritualisme » sifflaient comme des défis, et quand il prononçait le mot « aujourd’hui », sa lèvre se plissait d’amertume.

— Dieu me sauve ! disait Jack, est-ce pour cela que ce divin mystique de Platon a écrit ses grandioses poèmes ?

M. Waddington continuait, relatant ainsi une allégorie célèbre : « Alors, en montant vers les idées éternelles, le cocher seul peut les voir. Le cocher seul les voit. Car lui seul a la tête assez haute, et son attelage, qui est au-dessous, est un attelage, pas autre chose… »

— Horrible ! Most horrible ! me dit Jack. Il parle de la raison comme d’un cabman et de son char comme d’un fiacre…

Mais le cours tirait à sa fin ; et peu à peu les gradins s’emplissaient, s’emplissaient…