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sont les moyens employés pour la réaliser. Des moyens tout féminins : une délicieuse mauvaise foi ; l’appel aux sentiments paresseux ; la mise à profit de nos doutes ; M. Boutroux ne néglige rien. Et puis, une langue claire, souple et diaphane comme une gaze… Si bien qu’aujourd’hui on lui permet de professer en pleine Sorbonne sa doctrine que la Sorbonne discuta âprement lorsque la thèse lui fut soumise…

— Entrons vite ! dit Jack, car nous étions arrivés… L’amphithéâtre de la Sorbonne était comble. À l’aide de quelques solides bourrades et de quelques acérés coups de coude, nous nous fîmes place.

— Que de monde ! murmura Jack. Et quel beau pays que celui où tant de gens s’entr’étouffent pour entendre parler de la contingence des lois de la nature !

— Modérez votre admiration, répliquai-je en retirant mon paletot. Songez combien il fait chaud ici, et que, parmi tous ces auditeurs, il n’y a pas que des gens qui ont froid à l’âme ; il y a aussi des gens qui ont froid aux pieds…

M. Boutroux parlait du grand Bacon, il disait les tentatives de cet imaginatif théosophe, de ce logicien rêveur qui voulait incliner le monde sous la suprématie de l’homme. Durant le cours, Jack ne souffla mot. Mais, à la sortie, il se prononça :

— Oh ! je suis très content d’avoir vu M. Boutroux. Il n’est pas du tout comme mes professeurs de Cambridge. Il ne me semblait pas que j’écoutais un professeur. Non, avec sa figure d’officier de cavalerie, sa voix aristocratique et douce, il me faisait plutôt l’effet d’un clubman de vieille famille, qui aurait raconté devant des camarades une histoire de chasse ou de jeu, d’un ton ferme et un peu hautain, sans prendre beaucoup garde à l’opinion de l’auditoire ; l’effet d’un dandy philosophe qui serait sûr du succès, quoi qu’il dise, à cause de l’élégance de sa pensée et de l’heureuse disposition de ses cordes vocales. Oui, voyez-vous, M. Boutroux, je crois, c’est le Brummel de l’idéalisme.

— Il y a de ça, répondis-je.

Le lendemain, nous nous rendîmes, à pied, au cours de M. Janet.

— Celui-là, me dit en route Jack Butterley, celui-là, je le connais bien ! C’est un adversaire acharné de mon maître Darwin et de mon maître Herbert Spencer.

— Lui ? Quelle erreur ! Il les admire profondément.

— Alors, il n’est donc pas un des disciples de Cousin ?

— Si fait !

— Mais comment conciliez-vous ces deux contradictions ?

— Je ne les concilie pas.

— Et lui ?

— Lui non plus… Mais il essaye… Ah ! c’est un homme profondément honnête, que M. Janet, mais un homme bien malheureux aussi. Il mène depuis dix ans, à la Sorbonne, une vie d’écartelé. Jadis il courut sur lui une chanson dont je me rappelle deux vers :

Monsieur Janet, fidèle à l’éclectisme,
Mais par Darwin également tenté…

En ce distique tiennent tous ses efforts, toutes ses luttes, toutes ses tortures. Fidèle à l’éclectisme auquel il doit ses dignités, tenté par le darwinisme dont les belles théories l’émeuvent, ballotté entre les sentiments les plus élevés, celui de la gratitude et celui de l’équité, il cherche à fondre en un dogme parfait les doctrines de sa jeunesse et celles de son âge mûr ; il élague, il réfute, il rabote, il recolle ; et son cours est assurément un des plus nobles, des plus vertueux, des plus purs qui se professent en Sorbonne.

Quand M. Janet pénétra dans l’amphithéâtre, où les auditeurs étaient moins nombreux que la veille, Jack me dit :

— Je me le figurais bien ainsi, après vos paroles ; fin, frêle, distingué. Des moustaches blanches et des favoris blancs. Pas les favoris seuls et pas la moustache seule. Ni tout Cousin, ni tout Darwin. Je vous demande pardon de mon erreur.

M. Janet, de sa voix grasseyante, expliqua la doctrine de M. Lachelier. Il l’expliqua avec une lucidité, une modération, un désir de compréhension qui émerveillèrent Jack. Puis il la rétorqua doucement, affablement, poliment, en des termes mesurés et précis, avec des réserves courtoises, des hésitations délicates, un ton de discussion qui se fait rare aujourd’hui. Jack était charmé. Dehors, pourtant, il éleva des objections :

— Oui, c’est un homme tout à fait probe et ingénieux, que M. Janet… Mais je ne suis complètement satisfait ni par lui ni par M. Boutroux. Qu’espèrent-ils de leurs discussions ? En quoi aident-ils au bonheur de l’humanité ? Quel soulagement à nos maux peut apporter la réfutation de la thèse de M. Lachelier ?…

— Jack, lui dis-je attristé, vous êtes très injuste. Supposé qu’élucider les idées d’autrui ne serve pas à la félicité générale, on ne saurait reprocher à ces hommes la nature de leurs études. Ce sont des spécialistes, des hommes de métier. Ne leur demandez pas d’être des apôtres ; et rappelez-vous que les apôtres ne finissent pas en une chaire de Sorbonne, mais cloués sur une croix, brûlés sur un bûcher, fusillés contre un mur ou accablés sous le ridicule.

Jack baissa La tête.

Le jour suivant, devant assister au cours de M. Brochard, nous déjeunâmes chez Foyot. Au dessert, Jack me dit :