Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/30

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

NOTES ET IMPRESSIONS
En Sorbonne.
les philosophes.

Ceci n’est point un conte.

Il y a deux ans, me trouvant à Torquay, une gracieuse petite ville voisine de Londres, je fus reçu de la façon la plus cordiale dans la famille Butterley. Aussi, lorsque, le mois dernier, le jeune Jack Butterley vint à Paris, je m’efforçai de lui faire agréable le séjour en notre capitale. Je le menai dans tous les mauvais lieux, afin de lui inspirer l’horreur de nos vices, et dans tous les bons endroits, pour lui donner l’amour de notre génie. Jack Butterley s’amusait beaucoup. Jeune — il a vingt-cinq ans à peine — doué d’une fine figure de swell comme en peint Sinet, le peintre à la mode, d’une culture convenable et d’une curiosité ardente, il ne se lassait pas d’observer et de questionner.

Un soir, en sortant des Folies-Bergère, il me demanda :

— Où irons-nous demain ?

— Nous irons à la Sorbonne, répondis-je.

— À la Sorbonne ? Qu’est cela ? Est-ce un bar ?

— Presque, fis-je. C’est le bar de la pensée, un bar gratuit. On y consomme en passant : on y entre, on en sort à volonté. Certains comptoirs — je veux dire certains cours — sont très achalandés. Je vous promets que cela ne vous ennuiera pas. Nous commencerons par les philosophes.

— Et quelle philosophie débitent-ils ?

— Oh ! cela dépend, répliquai-je. Pendant longtemps, la Sorbonne a tenu une spécialité, une sorte de mêlé-cassis tout à fait vulgaire. C’était chez elle qu’on trouvait le meilleur Spiritualisme Éclectique…

— De la maison Victor Cousin ? interrogea Jack.

— Précisément ; et la vogue de cette marque continua jusque vers ces dernières années. Mais il y a cinq ou six ans, des philosophes formés dans d’autres établissements, les disciples des Renouvier, des Lachelier, des Ravaisson, des Fouillée même, parvinrent au haut enseignement. L’heure de la faillite avait sonné pour les représentants de la maison Cousin. Ils faillirent fort congrûment, moururent ou se retirèrent ; et il ne reste de leur fâcheuse troupe que quelques rares surnageants, qui se trainent hâves et décharnés parmi un peuple indifférent…

— Hourra ! fit Jack, qui, en qualité de Spencérien forcené, ne pouvait que se réjouir de ce tableau. Mais quelle est la nouvelle denrée ? Bonne ?

— Oh ! très supérieure à l’ancienne. Fabrication beaucoup plus soignée. Article de choix. Matières premières excellentes. Il y entre du Kant, du Hegel, du Leibniz, de l’Aristote ! Ça a une belle couleur d’esthéticisme transcendant ou de moralité supérieure. Et puis c’est fait d’après les dernières découvertes de la science. Joli ouvrage, en somme, jolie mixture. Vous verrez…

— Et à quelle heure allons-nous déguster ?

— Demain, à cinq heures.

— À demain ! Dormez bien ! me dit Jack en me serrant la main.

— Connaissez-vous M. Boutroux, dont nous allons entendre le cours ? demandai-je à Jack, dans le fiacre qui nous portait vers la Sorbonne.

— Nullement ! Et même, depuis un mois que je lis les journaux parisiens, pas une fois je n’ai vu citer son nom.

— C’est que les journaux sont si encombrés, mon cher ! Ils ne peuvent parler de tout, vraiment. Mais bien qu’ils semblent ignorer l’existence de M. Boutroux, cette existence est une des plus précieuses des temps actuels.

— En vérité ? dit Jack. Et qu’a fait ce M. Boutroux ?

— Oh ! sauf une traduction, peu de chose, si vous comparez l’étendue de son œuvre aux quarante volumes de Cousin ! Une mince thèse, quelques notices sur des systèmes philosophiques ; et c’est tout. À peine de quoi composer un petit in-12.

— En effet, ce n’est pas énorme.

— Non, pas énorme, mais si subtil, si profond, si poétique.

— Poétique ?

— Assurément, poétique. M. Boutroux est avant tout un poète, un fantaisiste, Lisez ses notices sur Leibniz, sur Aristote, et vous vous en convaincrez. Des ouvrages lourds et touffus de ces penseurs, il a su tirer des légendes suggestives, des contes féeriques, et si habilement édifiés, si délicatement conduits, qu’on n’y aperçoit pas la main du conteur, qu’on croit que ces poèmes sont des histoires vraies, que les caractères dépeints par l’auteur sont irréfutablement exacts, et que Leibnitz ou Aristote ne pensèrent jamais autrement que ne les fait penser M. Boutroux…

— Et sa thèse ? dit Jack.

— Oh ! la même chose ! Il s’y inspire un peu de M. Ravaisson, qui, lui-même, vous le savez, eut un flirt violent avec Aristote. Mais il s’en inspire à sa façon, avec les qualités de charmeur autoritaire qui lui sont propres. Il veut démontrer qu’une libre spontanéité pousse le monde vers la réalisation d’une beauté supérieure, et que la nécessité qui régit des phénomènes physiques n’est qu’une phase éphémère et provisoire de l’universelle et libre évolution vers le beau…

— L’intention est bonne, dit Jack.

— Oui, mais ce qui est meilleur que l’intention, ce