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extérieur. De là, les perfidies vraiment odieuses d’Hedda, l’épisode du verre de punch, et l’invitation chez l’assesseur Brack… Transposez la scène de quelües tons en enlevant « l’armature », — j’entends le norvégianisme d’Hedda, sa grossesse, et aussi sûr « ibsénisme », — vous trouverez sans doute que les sentiments d’Hedda sont assez humains, qu’ils semblent sincères, et étrangers à la préoccupation de l’effet.

Ceux qui veulent défendre Hedda reconnaissent qu’elle commet un acte criminel, mais allèguent pour son excuse qu’elle est en proie à une telle exaspération nerveuse que rien, lui semble-t-il, ne pourra l’apaiser, hors la mort d’Ejlert Loevborg ; en un mot, elle serait irresponsable. — Soit ; et, ainsi, voilà expliqués, justifiés tout au moins, et le « pistolet du général Gabler », et le « pampre », et le dégoût qu’Hedda manifeste pour le ventre d’Ejlert et, en même temps, toutes les petites infamies qu’elle commet au courant de la pièce.

À la bonne heure. Mais, ailleurs, et le plus souvent, elle est en pleine possession d’elle-même ; elle discerne très clairement ce qui sera le plus pénible à Tesman, et le moment où cela lui sera le plus pénible ; elle lui parle avec une méchanceté sournoise et clairvoyante, qui est à vrai dire tout ce qu’elle a de féminin. On dira que les fous ne sont pas fous toujours, qu’ils ont leurs moments de lucidité ? Admettons-le encore ; négligeons les scènes du premier acte, où Hedda est relativement calme, Mais, au quatrième, la crise qu’elle traverse est à l’état aigu ; et, sachant qu’Ejlert, à cette heure, a dû se tuer à cause d’elle, elle reste en pleine possession d’elle-même ; avec le plus parfait sang-froid, avec une malice que M. Lemaître qualifiait très justement de diabolique, elle s’amuse à faire une expérience sur Tesman. En réprimant un léger sourire (la phrase est d’Ibsen), elle fait croire à son mari que, si elle a brûlé le manuscrit, c’est pour que le succès d’Ejlert ne pût nuire à sa carrière ; et elle se réjouit de voir Tesman oublier Loevborg pour ne penser qu’à son bonheur inattendu ; afin de pousser l’expérience jusqu’au bout, c’est le moment qu’elle choisit pour révéler à son mari qu’elle est enceinte ; et c’est une joie pour elle de constater que la joie de Tesman le distrait des remords qu’il avait eus tout d’abord. Est-ce là le fait d’une créature affolée, irresponsable ?… En vérité, cette explication-là ne me paraît guère plus satisfaisante que celle qui attribue les incohérences d’Hedda à son état de santé.

Cabotine quelquefois, et quelquefois (rarement) sincère : enragée ici, et là réfléchie ; sotte ailleurs, et ailleurs singulièrement clairvoyante et fine… qu’est Hedda ? — Je serais, je l’avoue, fort empêché de le dire. Elle est trop complexe et trop déconcertante ; et j’ajoute que de toutes les explications qu’on en a données, pas une ne me semble pouvoir résister à un examen précis de la pièce ; à chacune, un passage du rôle d’Hedda donnerait un démenti.

La seule solution possible — et elle est la plus banale du monde — c’est qu’Hedda Gabler est une des moins bonnes pièces d’Ibsen. Tous ses drames renferment une part de vague et d’inexpliqué, qui répugne d’abord à nos esprits amoureux de clarté, mais qu’on finit par percer, avec an peu d’attention ; et d’ailleurs le mystère est un des éléments de l’intérêt dramatique. Mais, en vérité, dans Hedda Gabler, il en a trop mis. Sans parler du caractère de l’héroïne principale, sur laquelle on ne me paraît pas près de s’entendre, on pourrait relever dans la pièce certaines maladresses, telles que insistance à préparer le coup de pistolet du dénouement ; certaines invraisemblances, telles que la rapidité incroyable avec laquelle Thea Elvsted se console, et, un quart d’heure après la mort de l’homme. à qui elle a tout sacrifié, ne songe qu’au bonheur qu’elle aurait à « inspirer » George Tesman.

Il n’en reste pas moins, en dépit de ses incohérences et de son obscurité, que le drame d’Ibsen est infiniment curieux et intéressant. Une pièce de lui, si mauvaise qu’elle puisse être, a toujours quelque chose qui la différencie d’un Crocodile ou d’une Cléopâtre ; c’est l’importance des questions qu’il agite, la gravité des cas qu’il traite ; c’est surtout le don le plus rare, le don de faire vivre ses personnages. Malgré ses contradictions, Hedda est vivante ; et bien plus vivants encore tante Julie, l’assesseur Brack, et surtout Tesman. Même, on dirait que les choses prennent un semblant d’existence ; la scène du manuscrit, pour ne citer que celle-là, est très émouvante ; le manuscrit s’agite, vit, prend corps et âme, et, si hésitant que l’on soit déjà, un petit frisson vous passe dans le dos, à la phrase découragée de Thea : « Toute ma vie, il me semblera que tu as noyé un petit enfant ! »

Mme M. Samery est une excellente Tante Julie, pleine d’indulgente tendresse et de candide bonté. M. Lagrange a fort bien joué l’assesseur Brack. M. Mayer est en passe de devenir un des premiers comédiens de Paris ; j’en sais peu qui soient capables de composer un rôle comme lui. Quant à Mlle Brandès, je ne lui reprocherai certes point de n’avoir pas compris Hedda Gabler : elle n’est pas la seule. Je lui reprocherai de n’avoir pas su prendre parti ; tantôt elle nous montre un visage crispé, et semble porter en soi l’âme déconcertante d’Ibsen, tantôt elle force et grossit les effets, et l’on dirait qu’elle joue un drame du boulevard ; elle donne à Hedda des bijoux et des toilettes qui absorberaient les appointements de Tesman pendant des années. Avec cette interprétation, on ne sait (passez-moi l’expression) par où prendre le personnage d’Hedda ; il n’existe plus, il n’en reste rien.

J. du Tillet.