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pas tendre. Une sourde inquiétude, sinon un intime effroi, est partout. Dans son beau dernier livre, le Gouvernement dans la démocratie, l’excellent et vénérable M. de Laveleye, si équilibré, si pondéré, si sage, si éloigné des écarts d’une sombre imagination, ne peut dissimuler, au bord du tombeau, une secrète angoisse, à jeter un dernier regard sur l’avenir. M. Renan, âgé déjà, souvent en proie à de rudes souffrances, est plein de satisfaction et d’espérance. Il sourit, sourit encore, et c’est lui qui nous rassérène et nous réconforte, et je dirai presque nous ragaillardit. Je ne puis m’empêcher d’être vraiment touché de quelque chose qu’on appellerait parfaitement de l’héroïsme, s’il n’était si simple, si naturel et si uni. Allez ! allez ! le mot de bon vieillard peut faire sourire ; mais ce n’est pas si facile que cela d’être bon vieillard. Il y faut une fière volonté, une bien grande force d’abnégation et de détachement, et quand cela se montre sans la moindre trace d’effort, sans rien qui sente l’apprêté et le voulu, ma foi, ma foi, je ne sais pas ce qu’il y faut. Je me contente de me le souhaiter pour le temps qui vient.

Ce qui me frappe encore, en refeuilletant, sans me toucher autant, mais non pas sans m’agréer singulièrement encore, c’est la politesse de M. Renan. Oh ! que M. Renan est un homme poli ! En cela encore, il nous donne une bien bonne leçon. La politesse n’est pas qualité superficielle chez M. Renan. C’est un élément : essentiel de sa nature. Quand on analysera M. Renan pour en faire une étude complète, il faudra tenir compte de sa politesse pour expliquer la moitié, — allons, mettons un bon tiers, — de ce qu’il est. Il a des parties embarrassantes, inquiétantes même quelquefois, qui s’expliqueront par là, s’éclaireront et paraîtront toutes simples. Pour en revenir à ce volume, jamais M. Renan ne s’est montré plus poli. Il en est de cela comme de son optimisme. A mesure que les temps sont plus noirs, M. Renan s’éclaire d’un plus doux sourire ; à mesure que les manières douteuses nous envahissent davantage, M. Renan redouble de courtoisie. « Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler. » Il nous accable sous les fleurs. Comme c’est une de ses coquetteries de prétendre qu’il est vieux, ce qu’il est seul à croire, et qu’il va nous quitter bientôt, il nous remercie en nous quittant ; il nous remercie tous. Autrefois il ne remerciait que le maître de la maison, le Grand Maître inconnu : « Je ne sais pas qui je remercie, mais je remercie. » Maintenant il remercie tout le monde. Il remercie les Celtes du dîner celtique ; il remercie les Félibres ; il remercie Silvestre de Sacy ; il remercie le maire de Bréhat ; il remercie Jules Lemaître, pour le consoler de l’avoir un peu égratigné autrefois ; il remercie les dames, dont il a infiniment à se louer, ne leur ayant rien demandé et n’en ayant rien reçu ; il remercie l’univers des excellents rapports qu’il a eus trop brièvement avec lui : il remercie Dieu, car Dieu devant très probablement exister un jour, il sied de lui adresser par provision quelques remerciements préalables. Si M. Renan écrit un nouveau volume de Feuilles détachées, vous verrez qu’il remerciera M. Maurice Barrès. Il ne peut pas lui tenir rigueur au delà d’un lustre.

C’est un homme qui quitte ce monde (il se l’imagine) et qui en se retirant salue à gauche, à droite, avec effusion : « Mesdames, messieurs… Non, je vous assure… votre petite fête était charmante. » Quand M. Renan nous quittera, vers 1920, on ne pourra pas dire qu’il aura filé à l’anglaise. — Ce sont là d’excellentes vieilles façons qui se perdent trop, et que M. Renan, au risque de se singulariser, fait très bien de maintenir en honneur.

Et voyez l’optimiste ! Il n’y a qu’un cas, un seul, où M. Renan, sans se départir de la politesse, — il lui serait impossible, — devient un peu dur cependant, ou, au moins, un peu amer. C’est quand on le contrarie dans son optimisme. Il remercie tout le monde, sauf ce pauvre Amiel. Ah ! Amiel ! Non ! Amiel ne va-t-il pas s’imaginer que le sentiment religieux peut se fonder sur le pessimisme, qu’il est, du fond de sa misère cruellement sentie, un appel de l’homme à un être réparateur !… Oh ! oh ! voilà ce que M. Renan ne peut pas comprendre. Quand je dis qu’il ne peut pas le comprendre, vous sentez bien que je veux dire que voilà à quoi M. Renan ne veut pas entendre. C’est « l’antipode de ses idées ». Il pense, lui, « qu’on n’est religieux que quand on est coutent du bon Dieu ». La religion ne se fonde pas sur le pessimisme et la mauvaise humeur. Elle se fonde sur la reconnaissance. Pour croire en Dieu, il faut le remercier ; et le pauvre Amiel, qui ne remercie pas assez, passe un très mauvais quart d’heure. Voilà, au moins, un optimisme résolu, et qui n’aime pas qu’on passe par d’autres chemins que lui. Remercions, messieurs, remercions ! J’en suis d’avis, et il est au moins quelqu’un que je remercie, après cette lecture, et d’un cœur véritable, c’est M. Renan.

Je remercie aussi M. Sarcey. Il a fait un joli livre avec ses Souvenirs d’âge mûr. Quand il publia ses Souvenirs de jeunesse, je fus très content, sans doute ; mais je ne pus m’empêcher de lui dire avec impolitesse, parce que je suis d’une autre génération que M. Renan : « Voilà qui est bien ; mais vous vous arrêtez au moment où ça allait être plus particulièrement intéressant. » Il me répondit : « Patience, sultan irréprochable, Schéhézarade n’a pas fini. — Oh ! s’il y a encore la Lampe merveilleuse ? — Parfaitement ! Et aussi Ali-Baba ! » Et, en effet, M. Sarcey vient nous raconter maintenant ses Souvenirs d’âge mûr, c’est-à-dire ses campagnes de conférencier. Elles sont amusantes et elles sont instructives. Elles sont instructives parce que M. Sarcey nous narrant, avec sa bonne foi et sa sincérité passées en proverbe, ses essais, ses succès et