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ses verrues. Pourquoi ? parce qu’il était provincial. Tel Jules Lemaître. Il aime Paris, minutieusement ; il l’a découvert dix fois ; il continue de le découvrir avec délices. Il lui tâte le pouls, il l’ausculte ; il ne lui demande pas la langue ; mais il la lui tire quelquefois ; c’est une distraction. Enfin il l’adore. C’est un provincial.

Autre symptôme : quand Jules Lemaître est en Bauce ou en Touraine, pour quelques jours, il est ravi, il s’épanouit, il s’ébroue voluptueusement. Voilà le Parisien, direz-vous. Pas du tout, s’il vous plaît ! Le Parisien adore la campagne, mais à la condition sine qua non qu’elle soit à deux cents lieues de Paris. Ce n’est pas la campagne qu’il aime, c’est la frontière. Nice, Biarritz, Évian, l’étranger, ou le voisinage de l’étranger, voilà ce qu’il lui faut. Le Morvan, le Forez, jamais ! La Touraine ou l’Orléanais, plutôt la mort ! Se trouver bien, pour huit jours, aux bords de la Loire, provincialisme marqué. C’est le mien, c’est le vôtre, mon cher Lemaître. Provinciaux renforcés tous deux.

Enfin, M. Jules Lemaître adore l’Exposition universelle. Oh ! pour le coup, nous y voilà, plus de doute. Il en a été scandaleux. Les Parisiens en étaient étonnés. Comment ! Il aime l’Exposition ! Il l’aime vraiment ! Il ne l’aime pas comme nous l’aimons tous, par patriotisme, « pour faire aller le commerce » ! Il l’aime, parce qu’il l’aime ! Il y va ! Il y passe sa vie ! Il fait sur elle des articles délicieux ! Les Parisiens ont été confondus ! — Ah ! quel ravissant provincial que M. Lemaître ! Un provincial qui écrit en Parisien. C’est l’idéal.

Émile Faguet.

THÉATRES
Vaudeville : Hedda Gabler, drame en quatre actes, de M. Henrik Ibsen, traduit par M. Prozor.

Dans la préface dont il a fait précéder sa traduction d’Hedda Gabler[1], M. le comte Prozor nous rapporte ceci : lorsque parut le nouveau drame d’Ibsen, il demanda à l’auteur ce qu’il en fallait penser. Ibsen répondit nettement : « Hedda Gabler n’est pas une pièce à thèse. » Peu satisfait de cette exégèse sommaire, M. Prozor écrivit derechef à Ibsen et lui soumit son propre commentaire d’Hedda Gabler, lequel devait différer fortement de celui d’Ibsen, s’il n’en était pas absolument le contraire. Pour le coup, Ibsen répondit un peu plus longuement, semble-t-il, et déclara sans ambages à M. Prozor… « qu’il avait exactement saisi sa pensée !… » Deux opinions sur Hedda Gabler, en vérité ce n’est pas trop. Il est certain que la pièce, dans certaines parties capitales, n’est guère claire : et à cette obscurité naturelle s’en joint souvent une autre.

Nous devons une très vive gratitude à M. Prozor qui nous a fait connaître la plupart des pièces d’Ibsen, et qui, je l’espère bien, nous fera connaître les autres. Mais la langue de M. Prozor est un peu incertaine parfois, et tout imprégnée de « norvégianismes » : d’ordinaire, ces formules longues et lentes ont ce grand avantage de contribuer à créer le milieu où s’agitent les personnages ; en les entendant parler d’une manière si différente de la nôtre, nous comprenons instinctivement et instantanément que leurs âmes aussi sont fort différentes des nôtres. Mais, quand il s’agit d’un drame aussi complexe qu’Hedda Gabler, le vague de la traduction augmente souvent notre embarras. On hésite devant telle réplique d’Hedda, obscure non seulement par le fond, mais encore par la forme ; là où une phrase précise suffirait à peine à nous faire comprendre là pensée, des expressions flottantes nous laissent indécis entre les sentiments nombreux, et quelquefois contradictoires, que le personnage exprime au cours du drame. Ceci dit pour excuser la diversité des opinions qu’on a eues sur Hedda Gabler ; vous savez si elles ont été nombreuses et variées !…

La plus satisfaisante, la plus logique, me parait être celle que M. Jules Lemaïtre nous a exposée jeudi au Vaudeville. Nul n’était plus capable que lui, avec son intelligence, la plus souple et la plus pénétrante qui soit, de démêler ce qu’il y a de confus dans le personnage d’Hedda. Il l’a fait avec un rare bonheur ; mais, faut-il vous répéter, — moins bien, beaucoup moins bien, hélas ! — ce qu’il a dit la semaine dernière ?

Vous savez que le théâtre d’Ibsen est précisément le contraire de ce que nous appelons le théâtre, Dès le début, nous voulons que les personnages soient nettement expliqués, de la façon la plus précise, et que rien ne soit oublié ; que l’action s’engage seulement alors, qu’elle se développe logiquement, surtout qu’elle sorte tout entière de l’exposition ; et si une péripétie survient, dont nous ne trouvons pas l’origine dans cette exposition, il semble que l’auteur nous ait trompés, qu’il se soit rendu coupable d’une supercherie. Au contraire, chez Ibsen, l’exposition est presque réduite à rien ; quelques mots, tout juste, sur l’état civil des personnages, mariés, célibataires ou veufs. Aussitôt l’action s’engage, et c’est par l’action seule que nous les connaissons ; il nous faut attendre la fin de la pièce pour être fixés sur leurs caractères. La différence entre les deux poétiques est aussi grande que possible, Remarquez cependant que la poétique d’Ibsen est celle de Shakespeare, celle de Gœthe, celle du théâtre espagnol aussi, celle de la plupart des peuples étrangers, et que nous sommes à peu près seuls à nous en tenir à la nôtre. Au point de vue absolu, il faudrait savoir si le Cid, par exemple, est supérieur ou non au Roi Lear, et c’est une question que je ne me permettrai pas de

  1. Paris ; Savine, 1891.