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rien changer, et que les autres rêvent de tout détruire, le monde insensiblement se transforme, par le travail, par la science ; tout change, mœurs, lois, idées, sentiments, et nous-mêmes.

Paul Laffitte.

CHRONIQUE MUSICALE

Concerts du Châtelet.

Exécution des neuf symphonies de Beethoven. —Fragments de Parsifal, de R. Wagner. — Symphonie en ut majeur et fantaisie pour plano de F. Schubert. — Musique pour le drame de Jeanne d’Arc, de M. Benjamin Godard. — Fantaisie pour piano et orchestre de M. Rimsky-Korsakow.

— Africa et Nuit persane, de M. C. Saint-Saëns.

Beethoven a reparu cette année sur les programmes du Châtelet. M. Colonne a fait aux Neuf symphonies, à la file, les honneurs de ses neuf premiers concerts. Il est grand temps, s’il veut donner à son orchestre les quàlités qui lui font défaut, — celles-là précisément que je crois les plus nécessaires à l’interprétation des maîtres. Longue désuétude ou incompatibilité d’humeur, l’Association artistique, ou n’a pas le sens. classique, ou l’a perdu. Ses exécutions manquent à la fois de précision et de largeur ; elles manquent surtout de poésie et de flamme. C’est la lettre, ou peu s’en faut, ce n’est pas l’esprit de Beethoven. Pourtant, M. Colonne est un musicien sachant la musique, et la chose n’est point si commune à Paris, — un chef d’orchestre capable de se rendre compte par lui-même, je ne dis pas tout à fait de la valeur, mais au moins du contenu d’une partition inédite ; capable même d’y faire un raccord, d’arranger Carmen en suite d’orchestre, et d’autres aimables excès de zèle où s’affirme du moins sa pratique musicale. Mais il est, en même temps, l’impresario très malin que vous savez, à l’affût des occasions, serrant le vent, gouvernant toujours au plus près. Selon qu’il nous montre l’un ou l’autre profil, l’horizon artistique de ses concerts s’éclaire ou se rétrécit. Quand l’artiste et l’homme d’affaires s’entendent, c’est Marie-Magdeleine ou les Erinnyes ; c’est le Requiem où la Damnation de Faust, honneur et profit tout ensemble. Le malheur veut qu’ils soient rarement d’accord. Le distingué chef d’orchestre ne demanderait, j’en suis sûr, qu’à faire de grandes choses ; c’est l’éminent administrateur qui regimbe, rogne la dépense, pousse aux exhibitions franco-russes — célérité, économie

— et ne lâche la « forte somme » que pour les « numéros à sensation ». Beethoven ? les Neuf symphonies ? Du point de vue de la recette, quantités négligeables, et de fait fort négligées ; si bien qu’il faudra deux ou trois campagnes pour leur redonner tout leur


lustre. Maïs ; enfin, les premiers pas sont faits ; les prerniers frais aussi ; la persévérance est facile : deux exécutions vraiment remarquables de la symphonie avec chœurs en témoignent. D’ailleurs, avec Beethoven, il s’agit moins de raffiner que de sentir. Sou art est le plus spontané, le plus affranchi des conventions et des procédés de rhétorique. Aucun n’exprime plus directement l’âme, — il ne la traduit point en formules, il la manifeste ; — aucun qui soit plus pétri d’humanité, plus proche de la nature ; simple et profond comme elle, et, comme elle, se livrant à tous ceux qui ’savent l’aimer simplement, les plus humbles comme les plus forts. Donc, pas trop de nuances, beaucoup de répétitions, et un peu de cœur, s’il vous plaît, mes bons messieurs.

LE

Avec Wagner, ni le bon vouloir, ni la persévérance, ni lenthousiasme ne suffisent ; il faut la note, la nuance, l’accent et, presque indispensablement, le milieu, Le pauvre Pasdeloup l’avait appris à ses dépens. M. Colonne, à son tour, a pu s’en convaincre à Bayreuth cette année, 1l en est revenu très impressiouné, m’a-t-on dit, très impatient de nous montrer les fruits de son pèlerinage ; et bien vite il a remis à l’étude le second tableau de Parsiful, qu’il avait essayé de faire entendre il y a trois ans.

J’ai décrit plusieurs fois cette page superbe, l’une des plus belles qui soient. lar des chemins escarpés, inaccessibles aux profanes, Gurmemanz, le grand écuyer de l’ordre du Graal, conduit Parsifal au temple du mont Salvat et le fait assister aux cérémonies de la Cène. Leur route chemine devant nous ; le décor déroule insensiblement ses perspectives changeantes ; en même temps que se déploïent les trois thèmes d’amour, d’espérance et de foi, triple symbole de la chevalerie mystique, peu à peu le temple se dresse. Ses colonnes de marbre sortent de terre, ses arceaux se rejoignent, sa haute coupole s’arrondit. Bientôt ses cloches résonnent. D’abord désert et vide, il se peuple, s’anime ; de pienses théories y forment leurs files symétriques ; dans le dôme s’étage le double chœur des lévites.

Tout l’effet de la scène est dans cette impression d’acheminement, d’évolution, d’architecture mouvante. Au théâtre, elle est déterminée par le décor ; la symphonie y associe seulement son développement parallèle, en nous retraçant les phases tragiques ou glorieuses de l’histoire des chevaliers du Christ. Mais au concert, c’est la musique qui doit suggérer l’idée de progression, d’aboutissement, il faut qu’elle rende sensibles les changements de lieu, la transformation

| de la scène, ’afin que les profanes puissent comprendre,

— car la musique de Wagner veut être comprise, elle ne se contente pas d’émouvoir. Cependant elle n’est point descriptive : Wagner se garderait bien de faire représenter par l’orchestre ce qu’il nous montre. D’où