Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son corps d’un frémissement continu ; son épaisse chevelure grise flottait comme une crinière ; et tantôt il brandissait au bout de son poing levé, tantôt il mâchonnait entre ses dents une petite pipe de bois noir. » Les théories de l’orateur devaient être singulièrement anarchiques, car les constables, qui sont, comme on sait, les gens les plus tolérants et les plus libéraux du monde, l’invitèrent poliment à rentrer chez lui.

M. de Wyzewa, qui est décidément un guide précieux, nous introduit ensuite dans une société de lettrés et d’artistes, qui se donnent à eux-mêmes le nom d’ « esthètes » ou de « préraphaélites ». Ce sont des raffinés, mandarins de l’art et de la poésie, qui se plaisent dans une naïveté savante et un dilettantisme archaïque. l’un des premiers entre eux s’appelle M. William Morris, comme notre conférencier en plein air. On nous dit qu’il a fait de brillantes études à Oxford et publié plusieurs volumes de poésie, entre autres la Vie et la Mort de Jason et le Paradis terrestre.

Enfin, dans une rue de la Cité, nous nous arrêtons devant les magasins de la maison « Morris and C° », dont les tapis et les papiers peints ont une réputation européenne : le chef de la maison, M. William Morris, est un des négociants les plus honorablement connus de la place de Londres.

En France, nous pourrions affirmer que les trois « Morris » sont tout au plus des cousins germains. En Angleterre, ces trois hommes n’en font qu’un ; et M. William Morris, en même temps orateur socialiste, poète préraphaélique et fabricant de papiers peints, est un des spécimens les plus intéressants de l’originalité britannique.

Le portrait nous a paru curieux, et il avait sa place ici, mais hâtons-nous de dire que M. William Morris, tout comme les autres orateurs ou écrivains socialistes de son pays, semble avoir gagné, par ses discours et ses livres, plus de réputation que d’influence réelle. En Angleterre, le socialisme est anglais, foncièrement anglais ; ce qui veut dire que l’ouvrier, pour améliorer son sort, ne compte que sur lui-même, sur son intelligence et ses muscles. De tous les ouvriers européens l’Anglais est celui dont la condition matérielle et morale, depuis un demi-siècle, s’est le plus profondément modifiée. Et, cependant, il n’a rien demandé à l’État : ce n’est pas la loi qui a réduit les heures de travail, élevé les salaires ; c’est la libre discussion, c’est l’accord entre ouvriers et patrons. Quelques réserves qu’on puisse faire sur l’individualisme qui est partout la marque de l’esprit anglais, dans l’industrie, dans la politique, aussi bien que dans la littérature et la philosophie, il faut avouer que cet individualisme a développé de façon merveilleuse l’initiative privée et le sentiment de la dignité. On ne sait qui est le plus digne d’estime, ou d’une classe laborieuse qui, écartant les agitateurs et les politiciens, conquiert par son effort propre le bien-être et l’indépendance, ou d’une classe conservatrice, animée du véritable esprit politique, qui s’inspire en toute occasion des idées et des besoins de l’heure présente, également capable de résister à un engouement passager ou de céder à un mouvement réfléchi de l’opinion. C’est le spectacle que le peuple anglais nous donne, et il y aurait là pour nous, en plus d’une circonstance, matière à réflexion.

Fermons maintenant le volume de M. de Wyzewa, C’est, pour nous servir d’un mot à la mode, « un livre suggestif » ; autrefois an eût dit simplement « un livre qui fait penser ». Nous montrer le socialisme dans ses diverses manifestations, dogmatique en Allemagne, politique en Belgique, pratique en Angleterre, et, après avoir du conflit des doctrines dégagé les idées maitresses, nous faire voir ces mêmes idées personnifiées dans des hommes, l’œuvre assurément était malaisée, mais on peut dire que M. de Wyzewa y était bien préparé : il n’a pas seulement l’impartialité ; il a cette ouverture d’esprit, cette secrète sympathie qui donnent à un livre comme celui-ci le mouvement et la vie.

La conclusion de l’auteur sera la nôtre, et nous l’avons indiquée dans les premières lignes de cet article : le socialisme, aujourd’hui, n’est ni une école, ni un parti. Que sera-t-il demain ? De ce choc d’idées systématiques et d’aspirations spontanées, que sortira-t-il dans l’avenir ? L’excès du bien, disent les uns ; l’excès du mal, répondent les autres. Notre optimisme ou notre pessimisme ne va pas si loin. Le monde, en définitive, ne se gouverne pas par des « absolus », mais par des « à peu près ». Quand les saint-simoniens proclamaient leur fameuse formule : A chacun selon ses œuvres, ils demandaient en même temps l’abolition de l’hérédité : soixante ans ont passé, et que voyons-nous autour de nous ? L’hérédité n’a pas été abolie, et cependant l’idée saint-simonienne est en train de devenir une vérité : par la diffusion de la richesse mobilière et la facilité des communications, par l’instruction mise à la portée de tous, par le régime des examens et des concours, nous approchons de plus en plus d’un état social où chacun aura la place qu’il mérite. Ainsi, plus d’une idée qui aujourd’hui semble dangereuse ou chimérique sera peut-être réalisée demain, mais elle le sera sous une autre forme que celle où elle fut conçue. Les abstractions du socialisme, comme toutes les abstractions de l’esprit humain, ne peuvent devenir réalités qu’en s’accommodant aux faits. M. Bebel, dans ses livres, reconstruit la société de toutes pièces : Platon l’avait fait avant lui ; mais la grande humanité, qui ne lit ni M. Bebel ni Platon, n’en poursuit pas moins sa tâche quotidienne. Tandis que les lettrés écrivent et disputent, que les prudents s’inquiètent, que les turbulents s’agitent, et que les uns ne veulent