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phes d’outre-Rhin : l’exemple le plus illustre assurément est celui de Kant, jetant par terre tout l’édifice métaphysique au nom de la raison pure et le relevant le lendemain au nom de la raison pratique. Ainsi, en théorie, le socialisme allemand supprime le capital et, en pratique, il fonde les banques populaires. Cette faculté de faire coexister dans un même cerveau la négation abstraite et l’affirmation concrète est précisément l’originalité du génie allemand : elle en est aussi la force. Ne l’oublions pas ; et quand les socialistes nous parlent de la fraternité universelle, sachons nous tenir en garde contre une illusion dangereuse. Les Allemands, avant tout, sont Allemands, — ceci soit dit à leur honneur, — et un des chefs du socialisme faisait récemment cette déclaration : « Si la France nous fait la guerre, elle n’a à compter en Allemagne sur la sympathie d’aucun de nous. » Le socialiste veut, de très bonne foi, renverser les barrières qui séparent les peuples : c’est la raison pure ; mais, sous le socialiste, il y a le soldat de la landwer, tout prêt à défendre la patrie allemande : c’est la raison pratique.

Quittons Berlin et montons en wagon avec M. de Wyzewa : devant nous défilent les champs cultivés, les usines dont les hautes cheminées se dressent comme des flèches de cathédrale, les cités pleines de bruit et de travail. Enfin le train s’arrête : Gand ! C’est là que M. de Wyzewa nous voulait conduire.

Dirigeons-nous vers le centre de la ville, et, à quelques pas de la statue d’Arteveld, entrons dans cette maison dont les portes s’ouvrent toutes grandes devant nous. Au rez-de-chaussée, des tables sur lesquelles sont des brocs de bière ; à l’étage supérieur, une salle de fêtes, et d’autres pièces, plus petites, qui ont l’air de bureaux : qu’est-ce donc que cette maison ? un café, un club ou une administration ? C’est tout cela, et bien d’autres choses encore.

Nous sommes dans la maison du Vooruit, puissante société coopérative, qui a été d’abord une simple boulangerie. Encore aujourd’hui, c’est là qu’un grand nombre d’ouvriers viennent acheter leur pain. Tous les huit jours, la balance est faite des recettes et des dépenses ; chacun reçoit sa part de bénéfice sous la forme de bons, qu’il échange ensuite contre des vêtements, dés chaussures, de la viande, de la bière, le tout au prix de revient. La modeste boulangerie du début est devenue un vaste bazar coopératif.

Au rez-de-chaussée, les ouvriers peuvent prendre leurs repas, soit seuls, soit en famille. Le premier étage est réservé aux conférences et aux concerts ; on y donne aussi des bals d’enfants. Plus haut, les bureaux et les salles de réunion des diverses corporations. Que ne trouve-t-on pas dans cette singulière maison ? Il y a une librairie, il y a un journal. Pour l’ouvrier de Gand, le Vooruit est une boulangerie, un restaurant, un magasin où il achète à bon compte tout ce dont il a besoin ; mieux que cela, c’est un foyer toujours ouvert à lui et aux siens.

C’est, dans le Vooruit, un va-et-vient de tous les instants. Un homme circule au milieu de la foule des entrants et sortants, distribue des poignées de main, appelle chacun par son nom. C’est M. Anseele, qui a été le fondateur de la grande société coopérative et en est resté l’âme. « Il n’y a pas dans les villes des provinces flamandes un ouvrier qui ne le connaisse, dit M. de Wyzewa, et qui n’ait le fond du cœur rempli de vénération pour lui… C’est un homme jeune encore, de taille moyenne, avec une barbe et des cheveux blonds, et deux petits yeux mobiles qui, de temps à autre, laissent transparaître le reflet d’une flamme intérieure. A demi-bourgeois, à demi-prolétaire, il sait parler aux ouvriers comme il faut leur parler. » Au récent Congrès de Bruxelles, il a écouté les discours répétés en trois langues (français, anglais, allemand) sans prendre une fois la parole ; mais, le jour de la clôture du Congrès, il a dit à ses voisins : « Si vous voulez prendre le chemin de fer et venir jusqu’à Gand, je vous montrerai ce que nous avons fait. » Il leur à montré le Vooruit. C’est quelque chose, après tout, que d’avoir rendu la vie facile à des centaines et des centaines d’ouvriers : cela vaut bien un chapitre de Karl Marx ou un discours de M. de Wollmar, et, quand un homme a fait cela, on aurait mauvaise grâce à le chicaner sur ses opinions philosophiques ou sociales.

Le Belge nous apparaît ici ce qu’il est partout, le contraire d’un rêveur. Ce petit pays de Belgique, tout noir de la poussière des charbonnages, produit plus d’ingénieurs que de poètes. Tandis que l’Allemand aperçoit dans la fumée de sa pipe l’esquisse d’une société idéale, le Belge ne voit dans la fumée de la sienne que des usines, des canaux, des ponts, des chemins de fer. Richement doté par la fée de l’Industrie, laborieux, actif, hardi dans ses entreprises, il se tient d’un pied ferme sur le terrain des intérêts matériels. Aujourd’hui, en Belgique, l’agitation socialiste se confond avec une agitation électorale. Les ouvriers espèrent que le droit de voie sera pour eux une panacée. Coopération et suffrage universel, c’est en deux : mots le socialisme belge.

Traversons la Manche. A peine débarqué, M. de Wyzewa nous fait faire la connaissance d’un « solide petit homme d’une cinquantaine d’années », qui nous regarde de ses « deux grands yeux ronds d’un bleu d’acier ». C’est {{M.|William} Morris, fondateur de la Ligue socialiste, sur lequel notre auteur nous raconte l’anecdote suivante. Il y a quatre ou cinq ans, dans une rue de Londres, M. Morris haranguait les passants, et peu à peu un rassemblement s’était formé autour de lui. « Incapable de rester immobile, M. Morris piétinait sur place ; l’abondance de ses gestes agitait tout