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A TRAVERS LE SOCIALISME EUROPÉEN
D’après un ouvrage récent[1].

Le socialisme anglais n’est pas le socialisme belge, et celui-ci n’a rien à voir avec le socialisme allemand. M. T. de Wyzewa s’est proposé d’étudier les manifestations du socialisme chez les différents peuples. Il a bouclé sa valise, et, pendant de longs mois, il a parcouru l’Europe. Il est entré dans les Universités, et il a entendu les socialistes de la chaire ; dans les brasseries, et il a trinqué avec les ouvriers. Ateliers, clubs, sociétés populaires, institutions coopératives, il a tout vu. De ce voyage à travers le socialisme européen, il a rapporté un livre instructif, clair, précis, et par-dessus tout vivant. M. de Wyzewa fait mieux que de nous montrer les idées : il nous montre les hommes.

On comprend, en le lisant, que le socialisme n’est ni une école, ni un parti ; mais un ensemble de tendances encore indécises, souvent contradictoires, et qui varient d’un pays à l’autre avec le génie de la race, le régime de l’industrie, les mœurs, les préjugés. Si, au fond de la plupart des doctrines, on retrouve, selon la formule des saint-simoniens, le désir d’améliorer la condition de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre de la société », qui ne voit tout de suite que ce désir on peut tenter de le réaliser par les moyens les plus différents, par l’intervention de l’État ou l’association privée, par la révolution ou la liberté ? Ainsi, le point de vue peut changer d’un peuple à un peuple voisin : il peut changer encore d’un homme à un autre homme, et il y a, en définitive, autant de manières d’être socialiste qu’il y a de conceptions diverses de la vie.

Nous voudrions, du volume de M. de Wyzewa, détacher quelques portraits pour les lecteurs de la Revue : nous ayons choisi non peut-être les plus importants, mais ceux qui, par le relief de la physionomie, donnent l’idée la plus nette de ce que peut être un socialiste suivant qu’il est né sur les bords de la Sprée, de l’Escaut ou de la Tamise.

A Berlin. Une grande salle, aux murs nus. Plusieurs rangées de chaises au milieu, des bancs à droite et à gauche. Au fond, une chaire. A côté de la chaire, un orgue. Des hommes, des femmes, des enfants arrivent peu à peu ; ils vont s’asseoir à leur place habituelle, silencieux, recueillis. Sommes-nous dans un temple où le culte va être célébré ? Oui, un temple, mais un temple laïque ; un culte, mais un culte sans Dieu.

A l’entrée de la salle, on distribue des feuilles de papier où sont imprimés des vers et quelques notes de musique : c’est l’hymne du jour. Un vieillard prend place à l’orgue. Aussitôt tous se lèvent, et le chant commence ; hommes, femmes, enfants, répètent en chœur : « Humanité ! ta vie sacrée n’a besoin d’aucun temple, d’aucun autel ! Ce qui peut donner satisfaction à mon cœur, cela n’est pas révélé d’en haut : c’est le saint rayon du soleil de la vérité qui l’apporte du fond de l’âme humaine. »

Quand le chant a cessé, un jeune homme, correctement vêtu de noir, gravit les degrés de la chaire. M. de Wyzewa l’a photographié pour nous : « la taille à la fois svelte et trapue, le port de tête décidé, le visage d’un sergent prussien qui entendrait des voix ». C’est M. Bruno Wille, un des apôtres les plus ardents du « jeune socialisme », en lutte avec le « vieux socialisme », représenté par M. Bebel et M. Liebknecht.

Ce prédicateur d’une espèce nouvelle se recueille un instant ; puis, après avoir fixé sur l’assemblée ses yeux d’un bleu limpide, il commence un long discours où il s’efforce de prouver que l’idée religieuse, de tout temps, a été un obstacle aux progrès de l’humanité. En terminant, l’orateur invite les assistants à se réunir, le dimanche suivant, pour faire une excursion collective à un village des environs de Berlin. Après le sermon, la procession.

Nous aurions pu choisir d’autres portraits : celui de M. Bebel, par exemple, vieilli par trente années de luttes, suivant aujourd’hui les débats du Reichstag « d’un air timide et ingénu, sa jolie tête grisonnante toujours un peu penchée sur l’épaule » ; ou encore celui de M. de Wollmar, gentilhomme bavaroïs, ancien officier de cavalerie, blessé en 1870 près de Blois, marchant à l’aide de béquilles et montant péniblement à la tribune, puis dominant l’assemblée de sa haute taille et de sa parole éloquente. M. Bebel et M. de Wollmar ont joué un plus grand rôle que M. Bruno Wille ; mais celui-ci, dans le cadre où l’auteur l’a placé, nous a paru représenter mieux que tout autre ce mélange de mysticisme et de positivité qui est au fond du socialisme allemand comme au fond de l’âme germanique.

Cette réunion populaire où les femmes et les enfants sont admis, cette musique, ces chants, cette conférence qui est un sermon à rebours, ce simulacre de culte, tout cet appareil religieux où il ne manque que la religion nous montre le socialisme allemand avec son caractère propre. C’est le credo d’un monde inconnu. Élaboré en partie dans les Universités, le socialisme parle volontiers un langage scientifique ; il demande à l’érudition et à l’histoire des armes pour combattre les vieilles institutions. A quel point l’Allemand peut être à la fois conservateur et démolisseur, et comment il réussit à concilier des contraires irréductibles pour nos pauvres esprits simplistes, il suffit, pour s’en faire une idée, d’avoir feuilleté les philoso-

  1. Le Mouvement socialiste en Europe (les hommes et les idées), par T. de Wyzewa. — Paris, Perrin et Cie.