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« Il lui fit donner par le roi le palais du prince Henri, situé au plus bel endroit de la ville, à l’extrémité de l’allée Sous les tilleuls. Puis il songea à la dotation.

« Il ne trouvait pas suffisant que l’Université eût un large revenu ; il voulait encore qu’elle fût propriétaire du capital, et qu’elle possédât, par exemple, des domaines qu’elle administrerait elle-même, afin de jouir, comme les Universités anglaises, d’une indépendance parfaite.

« Cette opinion ne prévalut pas. Le ministère voulut garder les cordons de la bourse… La dotation fut simplement annuelle…, etc. »

Comme Alexandre de Humboldt, M. Léon Bourgeois ne demanderait peut-être pas mieux que de faire les Universités propriétaires. Mais comme l’État prussien en 1810, et pour des raisons sur lesquelles il n’est pas nécessaire d’insister, l’État français, en 1892, ne croit pas pouvoir se désarmer ainsi.

Le problème est-il donc insoluble ? Point.

Les Universités conserveront la dotation budgétaire annuelle ; mais, en outre, elles recevront la « personnalité civile », c’est-à-dire le droit de posséder.

Ah ! dira-t-on, le beau droit que voilà ! Les Universités n’auront pas souvent l’occasion de l’exercer…

Qu’en sait-on ?

Sans doute, la richesse, en France, a, beaucoup moins que dans les pays anglo-saxons, ce qu’on peut appeler le sens social. Cependant, voyez les grands Séminaires : grâce à la personnalité civile, ne sont-ils pas arrivés à posséder des biens immenses ? Voyez l’Institut : n’est-il pas arrivé à disposer d’un revenu énorme ? Voyez l’État lui-même : n’a-t-il pas fréquemment à encaisser des donations considérables ?

Et si plus d’un testateur hésite à verser sa fortune, au loin, dans ce gouffre anonyme qu’on appelle l’État, et pour des destinations inconnues, en sera-t-il de même quand il s’agira de doter l’Université de sa ville ou de sa région, l’Université vivante et florissante qu’il a là sous les yeux, et qui est l’honneur de la petite patrie locale, l’Université où il a fait ses études et puisé les éléments mêmes de son succès professionnel et social, cette Université dont il apprécie la haute fonction scientifique et patriotique, dont il connaît l’organisation libre et forte, et où il sait de façon très certaine que sa fortune trouvera un emploi précis et fécond ?

Maïs pourquoi discuter ? Les faits n’ont-ils pas répondu ? En fait, déjà, à l’heure qu’il est, de nombreuses subventions et donations se sont produites. Les villes de Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille, Rennes, Toulouse, Lille, ont généreusement ouvert l’ère des libéralités spontanées, et donné de haut un exemple qui sera suivi. A l’heure où je parle, le chiffre exact des subventions, dons et legs, est de {{unité|306519} francs.

Nous pouvons donc, dès maintenant, nous représenter un état de choses futur où le corps enseignant sera mi-partie salarié, mi-partie propriétaire. Salarié, assez pour déférer à l’État ; propriétaire, assez pour éprouver la vivifiante et ennoblissante sensation de l’indépendance.

Mais, cette « personnalité civile » qui achève de garantir aux Universités leur liberté, la voilà qui, par contre-coup, engendre deux nouveaux éléments de succès.

Jusqu’à ce jour, quelle a été l’attitude réciproque des Villes et des Facultés ?

De la part des Villes, beaucoup d’indifférence. Et de la part des Facultés, naturellement, un peu d’indolence.

J’entrevois, au contraire, dans l’avenir, une ère féconde de faveur et d’ardeur, de considération et d’émulation, de popularité et de rivalité.

Hier, les Facultés n’étaient guère que des colonies de fonctionnaires campées çà et là parmi des populations qui les ignoraient. Demain, les Universités seront les âmes vivantes de nos grandes cités.

Entre les Universités et les Cités s’établiront des liens nombreux, des liens étroits, des liens vitaux, des liens organiques. Ils s’établissent déjà.

Ces liens seront de deux sortes :

Liens avec les corps publics ; liens avec les corporations privées.

Liens avec les corps publics ? Il s’agit des Conseils municipaux et des Conseils généraux.

Déjà les villes et les régions ont prouvé combien elles étaient disposées à prêter leur concours à l’État, dans ce projet de constitution des grandes Universités régionales, — leur efficace concours, moral et financier.

Or, n’est-il pas vrai qu’on aime les personnes et les choses dans la mesure des sacrifices consentis pour elles ?

Liens avec les corporations privées ? Il s’agit des Chambres commerciales, agricoles, industrielles, etc., des Syndicats professionnels de toute sorte.

Comment, en effet, les armateurs, les colonisateurs, les exportateurs ne voudraient-ils pas entrer en relations avec les géographes et les économistes ? Les industriels, avec les chimistes et les électriciens ? Les médecins, avec les instituts de bactériologie ? Les avocats et les magistrats, avec les moralistes et les juristes ? etc., etc.

Ainsi les praticiens de toute sorte, au lieu de s’enfermer et de se dessécher dans leur routine professionnelle, resteront en communication avec la Science toujours nouvelle, avec la Science nationale et internationale, avec l’Esprit, qui, aujourd’hui plus que jamais, souffle d’où il veut.