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une question que l’on s’est posée à diverses reprises. Mais on se heurtera toujours à des difficultés insurmontables. D’abord, il existe entre les journalistes et les avocats cette différence. capitale que ceux-ci ont reçu tous la même éducation, passé les mêmes examens, traversé les mêmes filières, et qu’ils pratiquent un métier dont les droits et les devoirs sont absolument déterminés. Le Conseil de l’ordre peut avoir, par conséquent, des pouvoirs précis et indiscutables où tous les cas sont prévus ; ces pouvoirs, on s’y soumet volontairement par le fait seul qu’on devient avocat, de même qu’en laissant jouer une pièce sur un théâtre ayant traité avec la Société des auteurs, on approuve implicitement les statuts de ladite Société.

Au contraire, on aborde dans la Presse sans diplômes, sans certificats, sans aucune exigence de nationalité ou d’éducation. Le métier du journalisme ne consiste en rien de positif ni de réglé à l’avance. On n’a pas moins droit au titre de journaliste après avoir écrit cinq articles qu’après en avoir écrit cinq mille. Un journaliste reconnaîtra bien la juridiction de ses confrères, des comités d’associations, par exemple, comme il y en a plusieurs, pour des détails sans grande importance : pour un feuilleton dont un directeur de journal interrompt la publication ; pour les rapports avec les compagnies de chemins de fer avec les théâtres ; pour les entrées à la Chambre ou au Sénat ; mais lorsque de véritables questions d’intérêt seront en jeu, il s’adressera toujours aux tribunaux. Jamais il ne voudra se conformer à la décision d’un groupe quelconque de ses collègues.

Car le Conseil de l’ordre des avocats peut empêcher un avocat d’exercer son état sur n’importe quel point de territoire, tandis qu’un journaliste, à moins d’actes touchant gravement à l’honneur, suivis de condamnations formelles, — et encore, — a la faculté de s’employer dans des feuilles rivales, d’en fonder, d’en diriger.

Donc, pas de solidarité dans la Presse, au sens pratique du mot : des amitiés, des relations, des associations superficielles. Il ne saurait y avoir de solidarité réelle qu’entre gens ayant un territoire commun à protéger, entre des magistrats, des avocats, des médecins. La Presse est illimitée comme frontières et comme droits ; les seules lois qui l’atteignent maintenant sont les lois générales du pays ; et, dans aucune circonstance, il ne s’élève de questions professionnelles que les journalistes soient capables de trancher eux-mêmes définitivement. En conquérant la liberté, c’est la solidarité dont la Presse a dû faire le sacrifice.

On discute aussi de temps à autre, — jamais très sérieusement, il faut le dire, — la possibilité d’une espèce d’école professionnelle où l’on enseignerait le métier de journaliste. Cela restera vraisemblablement une fantaisie, puisque le métier ne comporte pas une base d’instruction déterminée. Il n’est pas nécessaire de savoir rien à fond, et on pourrait presque affirmer qu’on n’y excellera pas si l’on a une préférence marquée pour quelque connaissance spéciale ; évidemment, une ignorance radicale est une condition plus défavorable encore. Ce qui vaut le mieux peut-être, c’est une sorte de tact qui vous avertit des endroits dangereux, qui vous pousse à vous renseigner au moment opportun ; avec cela, les contours de toutes choses, comme la table des matières des ouvrages essentiels sur l’histoire, la philosophie, l’économie, le droit, la science même, bref, ce qui en entre dans une conversation rapide, un peu vague, sans conclusion, comme est le journalisme. Ce n’est pas rien, surtout si l’on joint des notions plus exactes sur les événements et les personnages contemporains et un certain art d’écrire.

Les meilleurs journalistes d’aujourd’hui possèdent, outre leur talent propre, ce savoir général ; qui n’est pas loin, au bout de plusieurs années d’exercices et d’études, de former une assez vaste érudition.

Les littérateurs purs, les savants affectent quelquefois de dédaigner les journalistes. Les uns leur reprochent avec morgue de manquer de style, les autres de traiter légèrement les sujets les plus graves. Pour ce qui est du style, les journalistes ont créé celui qui convient à leur travail, et on ne voit pas bien en quoi il est beaucoup plus faible que le style de l’immense majorité des romans. Les romans présentent encore cette infériorité d’être, à peu d’exceptions près, presque illisibles par leur longueur, leur mauvaise composition, leur manque d’intérêt. Un article de journal, même médiocre, a toujours l’excuse d’être court, d’une lecture aisée, et de s’occuper de questions qui préoccupent un nombre plus ou moins grand d’individus. Ce qu’on appelle le krach du roman coïncide précisément avec le triomphe et une extension colossale du journalisme.

Quand il s’adresse aux reporters, le mépris des littérateurs ne connaît plus de bornes. Le style des reporters est certainement parfois d’une qualité assez pitoyable ; mais quand le style n’est pas tout à fait impeccable ou original, le plus ou moins de médiocrité n’a pas grande signification. Écrire comme un reporter ou comme un mauvais psychologue, où est la différence ?

D’autant plus qu’à force de traverser des milieux divers, de voyager, de parler, d’ « interviewer », d’assister chaque jour à des spectacles sans cesse changeants et d’être obligés d’en raisonner, il n’y a pas de reporter bien doué qui ne finisse par acquérir une expérience et une notion de la vie, qui sont encore ce qui manque le plus à la moyenne des romanciers. Car il est admirable de penser que les gens de lettres actuels sont en grande partie peu intelligents et qu’une certaine force