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l’Être n’est-elle pas aussi attirante que la forêt africaine de l’Arowhimi ? Et les savants, les inventeurs, les génies, ne sont-ils pas de pâles « conquistadors » aussi émouvants que les Emin et les Stanley ?

Grâce à eux, une nouvelle et magique vision de la Nature et de la Vie se dégage lentement des brumes de la fiction. Grâce à eux, une nouvelle et immense Isis laisse déjà transparaître, au fond de la forêt cosmique, sa nudité sacrée !

La pensée est un vin dont les penseurs sont ivres…

Ne sentez-vous donc pas, vous aussi, une ivresse profonde émaner de la Science, ce vin nouveau de la vigne éternelle, la vigne de l’Esprit ?

Eh quoi ! de la Science, ô femmes ! ne verrez-vous jamais que les enveloppes vulgaires ? Sous ces écorces, ne saurez-vous jamais saisir le fruit mystique, — pour en nourrir le vide immense de vos rêves et la faim éternelle de vos cœurs ?

Quand les historiens futurs voudront déterminer le caractère profond de l’époque où nous vivons, ils le trouveront, je crois, dans ce fait à jamais mémorable, que ceux d’entre nous qui savent regarder voient s’accomplir sous leurs yeux, à savoir, la rencontre de l’antique sens du Mystère et de la jeune notion de Méthode.

Le sens du Mystère est aussi vieux que l’humanité. Mais la notion de Méthode date d’hier seulement.

L’homme d’autrefois abordait le Mystère avec un esprit très médiocrement armé. Tel le sauvage qui essaye de fouiller une mine de houille avec un misérable éclat de silex.

Mais vienne l’ingénieur, et la mine est exploitée avec un outillage puissant. Vienne aussi le savant, et le Mystère, attaqué avec de rigoureuses et vigoureuses Méthodes, se laisse pénétrer à des profondeurs inconnues qui pétrifieraient de stupeur, s’ils pouvaient renaître à la vie, les saint Thomas et les saint Anselme, les Épictète et les Marc-Aurèle, les Aristote et les Platon !

Voilà comment on pourrait, j’imagine, « évangéliser » les femmes et les purs mondains.

Arrivons à la minorité pensante, divisée en Catholiques et en Libres Penseurs.

Aux Catholiques, qui pleurent de nouveau le Paradis perdu, il faut dire : rassurez-vous ! Ce que l’astronomie et la biologie ont détruit, c’est une fausse notion du « ciel » et une fausse notion de l’ « âme ». Mais le réel de ces notions, le vrai de ces notions, cela, ni l’astronomie ni la biologie ne sauraient le détruire, parce que, cela, c’est votre profond instinct de Justice et de Félicité, et que cela est indestructible, et que les plus durs granits ne sont que terre et cendre en comparaison de ce diamant.

L’opération qui sépare de la gangue le minerai, et de l’alliage l’or, détruit-elle l’or et le minerai ?

Le « ciel » et l’ « âme », ces divines réalités pour lesquelles tremblent vos cœurs, c’est plus pures et plus resplendissantes que vous les verrez sortir de l’effrayant creuset de la raison et de la philosophie.

Cette crise est-elle donc sans exemple dans l’histoire ?

Voyez. Dans les Temps antiques, une heure vint où les belles païennes s’effarèrent. C’est que deux silhouettes s’étaient dressées à l’horizon, les silhouettes du Chrétien méprisé et du Barbare détesté. Et, pourtant, de l’Évangile et de l’Invasion devait naître, à la longue, un nouvel idéal, inconnu de la Grèce et de Rome.

Pareillement, dans les Temps modernes, l’heure est venue où les belles chrétiennes s’effarent. C’est que deux spectres ont surgi, les spectres du Savant inquiétant et du Peuple terrifiant. Et, pourtant, de cette autre Évangile et de cette autre Invasion, de la Science et de la Démocratie, doit naître, à la longue, un nouvel et plus haut idéal, insoupçonné du moyen âge.

Que dis-je ? Ce nouvel idéal de Noblesse et de Tendresse, cette nouvelle Fleur de rêve, ne la sentez-vous pas déjà sourdre obscurément ? Et pouvez-vous bien croire que l’Humanité, à peine adolescente, ait épuisé les formes intarissables de l’éternel Héroïsme et de l’éternel Amour ?

Voilà comment, semble-t-il, on pourrait parler aux Catholiques.

J’ai hâte d’en venir enfin aux Libres Penseurs. C’est notre quatrième et dernier groupe.

C’est celui qu’il importe le plus de convaincre, et de convaincre tout de suite. Car c’est le groupe où se concentre toute l’énergie et toute l’initiative de nos générations. Et si celui-là s’abandonne, tout est perdu.

Mais que lui dirons-nous ?

Ce que nous lui dirons, le voici.

Nous lui dirons : Vous êtes le bataillon sacré de l’Encyclopédie et de la Révolution, de la Démocratie et de la République. Vous êtes ceux qui ont eu foi dans la Raison humaine pour fonder ici-bas le règne de la Vérité et de la Justice. Enfin, vous êtes ceux qui ont rêvé une immense « Amitié » terrestre, et qui ont mis au service de ce rêve leurs biens, leurs forces et leur vie.

Or voici que, par un coup de théâtre inattendu, brusquement, ce « rêve bleu » fait place à un hideux cauchemar !

La naïve fraternité universelle est remplacée par la double et atroce haine des Races et des Classes.

Au lieu d’une idylle au milieu d’une nature amie, on vous montre, dans un coin perdu des mornes solitudes de l’univers, un ignoble duel au couteau !

Et tout cela, grands dieux ! au nom de qui ? Au nom même de la Science ! au nom de la Science, fille de cette Raison en qui seule vous aviez mis votre foi !

Et vos adversaires, foule innombrable, — la foule des stériles et des négateurs, — vous entoure, ironique,