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Science, commencent à être inquiets, et à reculer presque instinctivement. Pourquoi ? En deux mots, le voici.

La vie terrestre que, naguère encore, dans leur généreux optimisme, ils concevaient comme une immense « Amitié », vient de leur être révélée tout à coup comme une inexpiable et universelle guerre, comme un gigantesque duel, un quadruple duel :

duel des races dans l’humanité ;

duel des patries dans chaque race ;

duel des classes dans chaque patrie ;

duel des individus, enfin, dans chaque classe !

N’est-ce pas véritablement, pour l’homme pensif, une perspective affreuse que celle d’osciller ainsi sans trêve ni fin de la guerre des classes à la guerre des races, de la guerre civile à la guerre étrangère ? Haine partout, hypocrite ou cynique. Extermination partout, sournoise ou brutale. Quels horizons pour l’âme de l’homme moderne !

Faut-il donc s’étonner de le voir se replier sur lui-même, et de l’entendre murmurer tout bas des mots bien nouveaux à l’oreille française : désenchantement, désabusement, désillusion, découragement, désespérance !

Et que dire et que faire pourtant, si nous voyons ainsi les meilleurs d’entre nous se désintéresser de la vie ?

On ne l’a pas assez remarqué, en effet : il y a dans l’humanité deux sortes de détresses, — la détresse physique et la détresse morale, la détresse du ventre et la détresse de l’âme. Grave, à coup sûr, est le problème économique pour le grand nombre, le problème du pain matériel. Mais grave aussi, le problème philosophique pour le petit nombre, le problème du pain spirituel. £t, à tout prendre, je ne sais trop si le second de ces problèmes n’est pas plus redoutable encore que le premier. Pour moi, les retentissantes grèves des multitudes ouvrières me paraîtraient peut-être moins inquiétantes, au fond, que la muette grève des nobles cœurs.

Ainsi la Science, déjà si brutale aux yeux des Catholiques, est en train d’apparaître odieuse aux Libres Penseurs. Plus de paradis céleste ! crie-t-elle aux premiers. Et plus de paradis terrestre ! ajoute-t-elle pour les seconds.

Résumons ceci.

Au point de vue de la vie spirituelle, au point de vue de la vie morale, au point de vue de la vie intime et profonde, au point de vue enfin des besoins essentiels de l’âme et du cœur, sous quel jour la Science apparaît-elle à la Bourgeoisie française contemporaine ?

A la majorité frivole de cette Bourgeoisie, la Science apparaît stérile. Et à la minorité sérieuse, elle apparaît néfaste.

Impuissance ou malfaisance, tel est le double verdict.

La Science est incapable de susciter la Vie spirituelle, là où elle manque. Et elle la tue à coup sûr, là où elle existe.

Conclusion : peu ou pas de Vie spirituelle dans la Bourgeoisie. Et comme il n’y a déjà guère de Vie spirituelle dans le Peuple, il suit que, Peuple et Bourgeoisie, la Cité française tout entière, en cette veillée des armes qui s’appelle la veille du xxe siècle, est toute pareille à un vieil arbre qui ne vivrait plus que par l’écorce, — l’écorce des plaisirs et des intérêts matériels immédiats, chez les vulgaires, et, chez les hautains, l’écorce du « point d’honneur ».

Mais, encore une fois, laissons, pour le moment, le Peuple, et ne nous occupons aujourd’hui que de la Bourgeoisie. Laissons la troupe, ne voyons que les cadres.

N’est-il pas véritablement effrayant de constater cette indigence de vie et d’énergie intérieures chez les chefs ? Car n’est-ce pas précisément la foi du chef qui fait la valeur du soldat ?

Comment, dans la lutte militaire ou économique, dans les travaux de la guerre et de la paix, comment les capitaines pourraient-ils communiquer à leurs troupes une foi qu’eux-mêmes n’ont pas ?

Or, on l’a dit, « pour vaincre, il faut avoir aux reins une croyance ». Faire correctement et galamment son devoir ne suffit pas. Pour vaincre, il faut avoir une foi forcenée. Partout et toujours les nobles et mélancoliques Curiaces sont nés vaincus.

Que faire donc, encore une fois, sinon tenter ardemment de rouvrir les sources de l’espérance, de l’enthousiasme, de la foi, dans l’âme de la Bourgeoisie française, c’est-à-dire de notre état-major social ?

Et comment y parvenir, sinon à l’aide de la Science plus et mieux comprise ?

Rapidement, je reprends un à un les quatre groupes entre lesquels j’ai tout à l’heure distribué cette Bourgeoisie.

Aux « professionnels », avocats, médecins, etc., il faut montrer que la Science n’est pas simplement un arsenal à chicanes ou une officine à drogues, mais une profonde investigation du mystère vital et du mystère moral, une grave et sainte apocalypse de l’Ame et de la Vie ; et que, par conséquent, en eux, le praticien peut et doit se doubler d’an penseur, d’un prêtre, d’un apôtre.

Aux « gens du monde » et aux femmes, il faut montrer que la Science, ce n’est pas seulement de la physique amusante ou de la chimie inquiétante, mais bien une hardie percée dans l’Inconnu. Ne pensez-vous pas, leur dirons-nous, qu’une exploration dans les ténèbres de l’Être puisse être aussi passionnante qu’une expédition « dans les ténèbres de l’Afrique » ? La forêt de