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condensent dans leurs Penseurs. Par-dessus les frontières, les Penseurs croisent en silence leurs Pensées acérées, comme des épées invisibles. D’où les victoires et les défaites des Races. Le galop des escadrons n’est que l’ultérieure et retentissante notification des résultats.

A ce point de vue de l’adaptation aux conditions de la Vie moderne, observons la France et l’Allemagne.

L’Allemagne d’abord.

Au moyen âge, l’Allemagne a reçu de Rome son institution ecclésiastique, et de Paris son institution universitaire.

Mais les deux institutions se sont corrompues.

Que fait l’Allemagne ?

Elle rompt avec Rome et avec Paris.

Dès le milieu du xvie siècle, elle entreprend la purification de la Religion, c’est-à-dire la réforme de l’Église : soit un effort de cent ans.

Et, dès le milieu du xviiie siècle, elle entreprend la réorganisation de la Science, c’est-à-dire la réforme des Universités : soit un autre effort de cent ans.

Réforme ecclésiastique d’abord, réforme universitaire ensuite : la première retentissante et sanglante, la seconde silencieuse et pacifique, — mais non moins profonde, non moins décisive que la première.

La promulgation de la Confession d’Augsbourg (1530) er la fondation de l’Université de Gœttingen (1737) constituent cette double rupture avec la double décadence de la tradition ecclésiastique italienne et de la tradition universitaire française.

On connaît Augsbourg et la révolution religieuse du xvie siècle. Mais connait-on aussi bien Goëttingen et la révolution scientifique du xviiie siècle ?

Je voudrais pouvoir y insister, mais la place me manquerait. Qu’il me suffise de dire qu’en Allemagne la Science a eu plus tard, mais tout autant que la Religion, sa phase héroïque et, pour ainsi parler, son épopée.

Et si l’Allemagne a été appelée la terre classique de la Réforme, elle apparaît aussi comme la terre classique des Universités.

L’Allemagne a donc su chez celle, par un double et immense effort, assurer suffisamment et la Vie spirituelle de la Foule et la Vie spirituelle de l’Élite.

C’est le témoignage éclatant que lui rendait Fichte au lendemain d’Iéna :

« Fichte lut ses « discours à la nation allemande », qui furent entendus de l’Allemagne entière, car il faisait de sa patrie l’éloge le plus passionné, mais aussi le plus propre à relever les courages.

« Il opposait le génie germanique à l’esprit néolatin, vantait la force de travail du peuple allemand, le grand service que, par deux fois, il a rendu à l’humanité : en délivrant le christianisme de l’esclavage des formes catholiques, et en rapprenant au monde la liberté philosophique de penser qu’il avait oubliée depuis l’antiquité. » (Lavisse.)

Réforme religieuse et réforme scientifique, ce n’est pas tout : l’Allemagne a su encore relier l’une à l’autre la Religion renouvelée et la Science renouvelée, de façon à procurer leur progressive harmonie.

Comment cela ? Tout simplement en exigeant des ministres de la Religion un noviciat dans les instituts de Science, c’est-à-dire en faisant passer son personnel ecclésiastique au pied de ses chaires universitaires.

En un mot, l’Allemagne a relativement rempli les trois conditions du programme, et constitué puissamment le réseau vasculaire de sa vie morale.

Ce profond progrès intérieur ne pouvait manquer de se traduire un jour en puissance extérieure, en faisant sourdre dans la race germanique une vigueur et un élan jusqu’alors inconnus.

L’Allemagne, c’est une énergie spirituelle qui a développé lentement et irrésistiblement ses effets matériels.

Passons à la France.

Quelle différence ici !

D’abord notre mouvement religieux au xvie siècle ne réussit pas à réformer l’Église et avorte en simple dissidence. Et notre mouvement scientifique au xviiie siècle n’aboutit pas davantage à réorganiser les Universités.

Comment ? Pourquoi ? Je ne sais. Je n’ose risquer des explications. Je me borne à constater.

Cependant nous voici à la fin du xviiie siècle, et la Révolution éclate.

La France entreprend coup sur coup la réforme religieuse et la réforme scientifique, en même temps d’ailleurs que les réformes civile, politique, administrative et même économique.

Laissons celles-ci, pour ne nous occuper que des deux premières.

La Constituante institue son Comité ecclésiastique pour aborder la réforme religieuse ; et la Convention son Comité de l’instruction publique pour préparer l’organisation de la science nationale.

Mais ni le Jansénisme religieux du Comité de la Constituante, ni l’Encyclopédisme scientifique du Comité de la Convention ne devaient aboutir.

Le premier est mis en échec par le soulèvement de la Vendée, et le second dévie de sa route par la coalition de l’Europe.

Soit, direz-vous. Mais, plus tard, une fois la Vendée domptée et l’Europe vaincue, la voie ne redevient-elle pas libre à la double entreprise des Constituants et des Conventionnels, à la double réforme religieuse et scientifique, ecclésiastique et universitaire ?

Assurément. Et plus on y réfléchit depuis cent ans,