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II.
la vie spirituelle des nations. religion et églises, science et universités.

L’Histoire, en effet, consiste essentiellement en deux drames, deux drames éternels : un drame extérieur et un drame intérieur, la guerre des Races et la guerre des Classes.

Et ces deux drames, en somme, n’en font qu’un, qu’on peut appeler la lutte — intérieure et extérieure — du progrès et de la routine, du Passé et de l’Avenir.

Car, bien évidemment, c’est le progrès au dedans qui donne la puissance au dehors. Plus de justice intérieure engendre plus de vigueur extérieure. L’énergie spirituelle fait l’énergie matérielle, L’Idée intense fait l’Épée invincible. Vérité et vertu sont force. Erreur et vice sont faiblesse. Pour se fortifier il faut se purifier. Il n’y a de forts que les purs.

Les destins des peuples s’accomplissent dans l’invisible. Et le sort des batailles ne crée pas les défaites : il ne fait que les constater.

De ce point de vue supérieur, envisageons l’histoire de l’Europe moderne.

Comme je l’ai dit ailleurs, cette histoire se résume en un vaste mouvement de bascule. Jadis les races du Sud montaient. Aujourd’hui elles semblent descendre.

Où sont les gloires de la catholique Autriche ? de la catholique Espagne ? La puissante Allemagne et la riche Angleterre répondent.

Pourquoi cela ? Disons-le hardiment : les races du Sud ont perdu du terrain, au point de vue extérieur et matériel, parce qu’elles se sont laissées devancer au point de vue intérieur et spirituel.

Voilà la raison, la raison profonde, pour laquelle l’hégémonie risque de passer décisivement, si l’on n’y prend garde, des races du Sud aux races du Nord.

Considérons spécialement la France et l’Allemagne.

Toutes deux, nous les voyons, dans les temps modernes, s’efforcer de s’affranchir de l’esprit du moyen âge. Toutes deux, nous les voyons s’efforcer de progresser au dedans en Vérité, pour grandir au dehors en Force.

Mais, dans ce pareil effort de régénération, le succès de part et d’autre a-t-il été égal ?

Voilà où, je crois, nous Français, nous sommes enclins à nous faire de bien dangereuses illusions. Me permettra-t-on de risquer ici une indication grave ?

Un pays peut se réformer de deux façons très différentes : en changeant son mécanisme politique, ou en changeant son âme nationale ; en changeant la façade des institutions, ou en changeant l’homme intérieur.

Or souvent, je l’avoue, en comparant la France et l’Allemagne, une inquiétude me prend.

A quelle profondeur, en effet, l’Ame allemande n’a-t-elle pas été renouvelée, en ces trois derniers siècles, par les Luther, les Leibniz, les Lessing, les Herder, les Gœthe, les Fichte, les Schelling, les Schleiermacher, les Humboldt, les Hegel !

S’il était vrai pourtant que nous n’eussions guère en somme, nous, changé que la surface ! Et s’il était vrai qu’ils eussent, eux, sans y paraître, presque changé le fond !

Voyons donc cela. La chose en vaut la peine. Il suffira d’un rapide regard pour nous édifier.

La Vie spirituelle, l’Activité spirituelle, l’Énergie spirituelle d’un peuple a nécessairement deux pôles : la Religion et la Science.

Les Religions sont « les vases sacrés qui contiennent l’âme des peuples ». Maïs, à son tour, la Science, c’est l’expression même du génie des races.

La Religion, c’est la Science de l’immense majorité instinctive. La Science, c’est la Religion de la petite minorité pensante.

Le rapport de la Religion et de la Science, — problème si débattu, — c’est donc tout simplement le rapport de la Foule et de l’Élite, — lesquelles souvent se croient antagonistes, et sont en réalité profondément solidaires.

L’Élite est le ferment des Foules. La Science est le levain des Religions.

Sans la libre pensée, sans la vie et le mouvement scientifiques, sans l’innovatrice philosophie enfin, que devient la tradition religieuse ? Superstition.

Telle une pièce d’eau qu’une source ne renouvelle pas continûment : elle stagne, croupit, se corrompt.

La Science est l’agent purificateur de la Religion.

La Vie spirituelle d’une nation, sa santé et sa vigueur morales ne sont donc assurées que si cette nation sait se ménager trois choses : 1° un bon Office scientifique ; 2° un bon Office religieux ; 3° l’exacte corrélation des deux.

Or jamais un bon Office scientifique n’a été plus nécessaire aux peuples qu’aujourd’hui.

Quel est, en effet, le grand fait des Temps modernes ? C’est le renouvellement profond et vertigineux de la conception de l’Univers.

Je m’étonne qu’on discute encore là-dessus. À quoi bon nier les évidences écrasantes ?

Eh bien, dans la concurrence des nations, n’est-il pas inévitable que celles qui s’adapteront le plus vite à cette conception nouvelle du Monde et de la Vie prendront l’avantage sur les peuples routiniers ?

On s’est aperçu en France qu’il importe à un pays de renouveler constamment son double outillage, militaire et industriel. Mais il y a un troisième outillage, supérieur à ces deux là, l’outillage mental.

La Pensée, en effet, est l’outil des outils. Les Peuples se