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12 M. FERDINAND BRUNETIÈRE. — LES ÉPOQUES DÜ THÉATRE FRANÇAIS.

Rien ne retenail plus le général à Beaucourt ; il prit congé de la famille pour partir par le premier train. . Comme il attendait l’heure du départ sur le quai de lagare, il vit arriver Casielnau, essoufflé, qui avait couru pour lerejoindre. ©. Mon général, ne parlez à personne, je vous prie, de ce que je vous ai dit.

.— Comment ! que je n’en parle pas ? Au contraire, je le dirai à tout le monde. Je ne veux pas qu’on s’imagine que tu as fait une bonne affaire. Tu valais mieux que cela.

= Non, je vous le demande, ne dites rien.

— J’expliquerai lé mariage en disant que tu t’es amouraché d’une jeune fille pauvre. +

-— Non, non, j’ai réfléchi. IL faut dire au contraire que Raymonde sera très riche un jour ; je le laisserai croire même à ma famille.’

-— Pourquoi ? demanda le général, abasourdi.

-— Parce que… |

-— Dis-le-moi. Ce sera entre nous.

— … Je ne veux pas avoir l’air d’un imbécile.

Gaston BERGERET.


CONFÉRENCES DE L’ODÉON
Les Époques du théâtre français.
(Huitième conférence.)
AUTOUR DE « TURCARET ».
Mesdames et messieurs,

Vous prenez une comédie de Molière, — l’École des femmes par exemple, — et vous commencez par l’alléger de tout ce qu’elle contenait de substance. Vous en ôtez le sérieux, s’il s’y en mêlait peut-être au comique ; vous en ôtez les idées ; vous en ôtez surtout la « thèse ». Vous en ôtez aussi l’intrigue, si vous voulez… Il vous en reste le trio classique : le « jeune éventé », la pupille subtile, et le tuteur jaloux, Horace, Agnès, et Arnolphe. Vous les… désossez alors, si je puis ainsi dire,… vous les désarticulez, vous les réduisez à l’état de fantoches, de mannequins, de poupées ou de chiffons propres à recevoir toutes les formes qu’il vous plaira de leur donner. Vous faites d’Arnolphe, sous le nom d’Albert, je ne sais quel barbon plus cacochyme encore et grincheux que nature. Sous le nom d’Agathe, vous transformez Agnès en une délurée de comédie plus vive, plus gaillarde, plus libre en ses propos qu’un capitaine de dragons. Et pour Horace, vous le laissez à son insignifiance naturelle, en ayant soin seulement de le doubler de quelque Scapin ou de quelque Sbrigani. Vous lardez votre pièce, vous la piquez enfin de lazzis à l’italienne, bourrades et coups de poing, plaisanteries au gros sel, bouffonneries de haut goût ; vous agitez… vous dressez… vous parez… vous servez : c’est du Regnard ; ce sont les Folies amoureuses, que l’on vient de jouer devant vous ; ce serait aussi bien Le Légataire universel, si vous aviez pris, je suppose, pour faire votre cuisine, au lieu de l’École des femmes, le Malade imaginaire[1].

Autre recette. Vous prenez deux comédies de Molière : le Bourgeois gentilhomme, par exemple, et la Comtesse d’Escarbagnas. Il y a dans la première, sous le nom de Dorimène, une marquise assez suspecté, ou même fort aventurière, dont on ne sait pas bien sur quelles terres le marquisat est assis ni quels sont les moyens d’existence. Il y a un comte aussi, qu’on appelle Derante, et qui sent d’une lieue son chevalier d’industrie, Molière ne les a, comme vous savez, qu’esquissés l’un et l’autre, et ils n’ont presque pas servi. D’un autre côté, dans la Comtesse d’Escarbagnas, laquelle, par bonheur, n’est également qu’une ébauche, vous avez remarqué quelques conseillers, ou gens de finance, un M. Tibaudier, un M. Harpin, dont il serait plaisant de joindre les ridicules avec ceux de M. Jourdain[2]. Et pourquoi n’y ajouteriez-vous pas aussi, tandis que vous y êtes, quelques-uns de ceux d’Harpagon ? Il prêterait sur gages, et il ferait des vers.

Une personne de qualité :
Ravit mon âme
Elle a de la beauté,
J’ai de la flamme ;
Mais je la blâme
D’avoir de la fierté.

Il porterait un habit à fleurs, et il aimerait la trompette marine. Quant à l’intrigue, Molière encore l’a indiquée. Quelque valet à tout faire duperait le chevalier, qui duperait la marquise, qui duperait l’homme de finance, qui duperait le public, et tout cela ferait « un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde », C’est, messieurs, le mot de Frontin ; c’est la comédie que l’on va jouer devant vous tout à l’heure ; c’est le Turcaret de Le Sage.

Maïs vous êtes d’humeur plus grave, et ces friponneries ne vous amusent guère. Vous aimez à mora-

  1. Il n’est pas indifférent de remarquer à ce propos que si nos acteurs ont accoutumé de jouer vieux le personnage d’Arnolphe, ce n’est pas du tout, comme on l’a-dit trop souvent, qu’au temps de Molière un homme de quarante-deux ans fût un vieillard. Molière n’en croyait rien lui-même ; et il y a d’ailleurs toute sorte de raisons pour qu’un homme de cet âge fut alors plus jeune qu’aujourd’hui d’à peu près quelque dix ou douze ans. Mais c’est que précisément l’Albert de Regnard, et plus tard le Bartholo de Beaumarchais, en se superposant à l’Arnolphe de Molière, l’ont lui-même envieilli, si je puis ainsi dire. On en a fait le même emploi de théâtre, et le visage d’Arnolphe a pris tes rides de celui de ses successeurs ; il en a pris aussi l’air de caricature ; — et toute l’École des femmes s’en est trouvée faussée.
  2. Voy. le Bourgeois gentilhomme, acte IV, scènes i, ii, iii, et la Comtesse d’Escarbagnas, scènes xvi et xxi.