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« La mort les attend ici sous sept formes différentes, pensa-t-il. Les lions les dévoreront ; les serpents les piqueront : la soif les desséchera ; le sable de l’ouragan les ensevelira ; les brigands les massacreront ; le feu du soleil les consumera ; la peur les anéantira. »

Et il chercha à penser à autre chose. Le sort réservé à ces deux êtres le rendait tout mélancolique.

Mais, dans toute cette étendue déserte qui environnait le palmier, il n’y avait rien qu’il ne connût, rien que, depuis mille ans qu’il existait, il n’eût contemplé bien des fois. Aussi rien ne réussissait à fixer son attention. Malgré lui sa pensée se reporta sur les voyageurs.

« Par la soif et l’ouragan ! s’écria le palmier, évoquant les plus terribles ennemis de la vie au désert, que porte donc la femme sur son bras ? Je crois que ces insensés conduisent avec eux un petit enfant ! »

Et le palmier, qui avait la vue longue, comme c’est l’ordinaire chez les vieillards, le palmier avait bien vu. Sur son bras, la femme portait un enfant qui dormait la tête appuyée sur l’épaule de sa mère.

« Et le pauvre enfant n’a pas même de vêtements pour le couvrir, continua le palmier. Je vois que la mère a quitté son jupon pour l’en envelopper. Elle l’a, en toute hâte, enlevé de son berceau et l’a emporté en courant. Je comprends tout maintenant : ce sont des fugitifs.

« Mais ce n’en sont pas moins des insensés, poursuivit le palmier. S’ils n’ont pas un ange pour les protéger, il eût mieux valu pour eux s’abandonner à la fureur de leurs ennemis que de s’enfuir au désert.

« Je me représente bien maintenant comme les choses se sont passées. L’homme était à son travail, l’enfant dormait au berceau, la femme sortait pour aller puiser de l’eau. À peine avait-elle franchi le seuil de sa porte qu’elle aperçut les ennemis qui accouraient. Elle s’est jetée en arrière, a saisi l’enfant, a crié à l’homme de la suivre, et elle est partie. Toute la journée, ils ont poursuivi leur fuite ; ils n’ont, bien sûr, pas pris un seul moment de repos. Oui, tout s’est bien passé comme cela, mais je le répète cependant, si un ange ne les protège pas…

« Ils sont si effrayés qu’ils ne sentent encore ni la fatigue, ni la souffrance ; mais je vois déjà la soif briller dans leurs yeux. Et je sais bien, sans doute, reconnaître le visage d’un homme qui a soif. »

Et, pendant qu’il pensait à ce que c’était que la soif, un tremblement convulsif secouait la longue tige du palmier, et les innombrables pointes de ses feuilles allongées se tordaient comme si on les eût passées sur le feu.

« Si j’étais un homme, dit-il, jamais je n’oserais m’aventurer dans le désert. Il est bien courageux, celui qui s’y risque sans avoir des racines capables d’aller atteindre les eaux souterraines qui ne tarissent jamais. Il y a du danger ici, même pour les palmiers : même pour un palmier comme moi.

« Si je pouvais les sauver, je les supplierais de s’en retourner. Leurs ennemis ne peuvent jamais se montrer aussi cruels envers eux que le désert. Peut-être croient-ils qu’il est facile de vivre ici ? Mais moi, je sais qu’il y a eu des instants où je n’ai sauvé ma vie qu’à grand’peine. Je me souviens qu’une fois, dans ma jeunesse, le vent d’orage a lancé sur moi une vraie montagne de sable. J’en ai été presque étouffé. Si j’avais pu mourir, ce jour-là eût été mon dernier jour. »

Et le palmier continua à penser tout haut, comme font les vieillards qui vivent solitaires.

« J’entends comme un murmure extraordinaire circuler dans mon feuillage, disait-il. Toutes les pointes de chacune de mes feuilles sont en vibration. Je ne sais ce qui parcourt mon être à la vue de ces malheureux étrangers. Mais cette femme désolée est si belle. Elle rappelle à ma mémoire la circonstance la plus extraordinaire de ma vie. »

Et, pendant que ses feuilles continuaient à s’agiter avec un mélodieux murmure, le palmier se souvint qu’une fois, il y avait bien longtemps de cela, deux illustres voyageurs s’étaient arrêtés dans l’oasis. C’étaient la reine de Saba et le sage roi Salomon. La belle reine retournait dans son pays. Le roi l’avait accompagnée jusqu’alors dans sa route, et maintenant ils allaient se séparer. « En mémoire de ce moment, dit alors la reine, je confie en ce jour à la terre un noyau de datte, et ma volonté est qu’il en sorte un palmier qui croîtra et vivra jusqu’à ce que, dans le pays de Judée, se lève un roi qui soit plus grand que Salomon. » Et, ayant ainsi parlé, elle enfonça dans le sol le noyau qu’elle arrosa de ses larmes.

« Mais comment se fait-il que je pense à cela justement aujourd’hui ? dit le palmier. Cette femme serait-elle assez belle pour me rappeler le souvenir de la plus majestueuse des reines, de celle par l’ordre de laquelle j’ai grandi et vécu jusqu’à ce jour ? »

« J’entends le murmure de mes feuilles augmenter sans cesse, dit le palmier, et il résonne plaintif comme un chant de mort. On dirait un présage annonçant que quelqu’un va bientôt quitter la vie. Heureusement, je sais que cela ne me concerne pas, puisque, après ce qu’a dit la reine, moi, je ne puis pas mourir. »

Le palmier pensa que le chant de mort rythmé par son feuillage devait être celui des deux voyageurs solitaires. Et, bien certainement, ils croyaient eux-mêmes que leur dernière heure allait sonner. On le lut certainement sur leurs visages au moment où ils passèrent près d’un des squelettes de chameaux qui jalonnaient la route. On le vit dans les