Page:La Revue bleue, série 4, tome 15, 1901.djvu/552

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’est la gravitation universelle ? Pour un instant de bonheur, dit-on (de bonheur bien mêlé pour nous, et qui le sera encore pour les hommes, même dans de très lointains millénaires), pour un pauvre instant de bonheur à vivre chacun à son tour ? Oui, mais je veux quelque chose de plus. Tout cela explique la vie, mais n’explique pas la mort. Et tant qu’on ne l’aura pas expliquée, les hommes en chercheront des explications surnaturelles, et en inventeront d’absurdes qui seront malfaisantes. À moins que tout le monde, un jour, ne soit stoïcien, et ne se persuade que la vie est à soi-même sa propre raison d’être. Je le souhaite, sans le croire. — Et voilà du pessimisme, auquel l’optimisme de Travail semble un peu facile… Mais il faut de ces optimismes ; et l’optimisme, dans le temporel, sinon dans l’absolu, est le vrai.

S’il est un homme qui devait écrire Travail, c’est bien Émile Zola. Il est impossible de ne pas saluer très bas cet obstiné et colossal labeur. Contrairement au mot de Virgile, labor improbus, il n’a pas tout vaincu. Mais Zola en est tout de même déjà payé. Il a fait l’œuvre qu’il voulait faire. Et n’est-ce pas Renan qui définissait le bonheur : un rêve de jeunesse réalisé dans l’âge viril ? Zola a résumé son époque dans ses livres, il a touché à toutes les questions vitales de son temps, qui sont celles d’un grand moment de l’histoire ; et c’est considérable. Voilà ce dont nous pouvons déjà nous rendre compte.

La postérité dira-t-elle plus de Zola ? Verra-t-elle en lui un grand homme ? Quel lui apparaîtra-t-il ? Est-ce un monstrueux polygraphe, un vulgarisateur prodigieux, ou bien un grand romancier, un grand écrivain ? Est-ce vraiment un Balzac, et, puisque ses scatologies passées, et sur lesquelles je passe vite, l’apparentent spécialement à ce dernier, un Rabelais ? Ou bien n’est-ce qu’un énorme Eugène Sue, un colossal Jules Verne, ou plus exactement un Roret du roman ? Répondre est bien difficile, et bien imprudent. Qui peut parler au nom de la postérité ? Mais puisque j’ai déjà jugé Zola dans cet article, du moins j’y ai tâché, avec l’impartialité de nos petits-neveux, mêlant éloges et critiques en ne songeant jamais qu’à être sincère, — je crois que c’est le plus grand hommage qu’on puisse rendre aux artistes, et en particulier aux anciens, à qui les années ont dû donner le goût de la vérité, — je vais continuer, et essayer de deviner, à tâtons… Je vois bien ce que Zola a d’inférieur à Flaubert, par exemple. Mais je ne sais pas s’il n’a pas aussi quelque chose de supérieur… Quoi ? L’ampleur de l’œuvre, la grandeur architecturale du monument. Flaubert est un temple, Zola une halle. Et celle-ci peut être belle, autrement, mais autant que celui-là. Zola est le grand romancier positiviste. Le naturalisme est le positivisme en art. Le philosophe de Zola, c’est Taine, le Taine de l'Intelligence, le Taine déterministe et atomiste. Zola construit ses livres comme Taine le monde : par superposition, non par développement. Leurs styles mêmes sont voisins. Et par delà Taine, que 70 a rendu réactionnaire, Zola remonte à Auguste Comte, à la science maîtresse du monde, à la religion de l’humanité. Or l’influence de Comte, déjà considérable, ne fait que commencer. L’œuvre inspirée de cet esprit est, par là même, appelée à une longue destinée. Et récemment Zola, même s’il s’était trompé, n’aurait-il pas fait un grand geste ? Ses adversaires ne sont-ils pas forcés de le reconnaître ? Est-ce un grand homme ? Je ne sais pas, mais je crois qu’oui…

Fernand Gregh.
Séparateur


LA FUITE EN ÉGYPTE

Légende.


Bien loin, là-bas, dans un des déserts de l’Orient, croissait, il y a bien des siècles de cela, un palmier qui était à la fois extrêmement âgé et extrêmement haut. Tous ceux qui traversaient le désert s’arrêtaient pour l’admirer, car il était bien plus élevé que les autres palmiers, à ce point qu’on avait coutume de dire de lui que certainement il finirait par dominer les obélisques et les pyramides.

Un jour que, de l’endroit solitaire où se dressait son fût élancé, ce palmier contemplait l’étendue du désert, il aperçut quelque chose qui lui causa un étonnement si vif que sa puissante couronne de feuillage en fut comme secouée en tous sens sur sa tige flexible. — Là bas, à l’horizon du désert, il avait aperçu deux voyageurs isolés. Ils étaient encore à cette distance où les chameaux ne paraissent guère plus gros que des fourmis, mais assurément c’étaient deux êtres humains. Deux étrangers aussi : le palmier, sans doute, savait bien reconnaître les habitants du désert. C’était un homme et une femme, qu’aucun guide n’accompagnait, qui n’avaient avec eux ni bête de somme, ni tente, pas même une outre.

« En vérité, dit le palmier se parlant à lui-même, voilà des voyageurs qui viennent ici pour y mourir. »

Il jeta autour de lui un rapide regard.

« Je suis bien étonné, dit-il, que les lions ne se soient pas déjà mis en chasse de cette proie. Pourtant je ne vois nulle part aucun mouvement. Je n’aperçois pas même un seul des brigands du désert. Patience, ils ne viendront que trop tôt.