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Si nous n’en sommes encore qu’aux vagues aperçus des directions générales, nous aurions, à coup sûr, bien le temps de respirer, n’était le socialisme révolutionnaire qui, lui, parait beaucoup plus pressé et ne s’inquiète guère que de démolir, ce qui ne demande point de fortes études.

Bernard Lavergne.

LA FEMME CÉLIBATAIRE EN ANGLETERRE

J’emploie le terme femme célibataire faute d’un meilleur qui traduise exactement bachelor-woman. Dans son acception moderne ce mol désigne chez les Anglo-Saxons les jeunes filles qui, ne s’étant pas mariées, ont su se créerpar leur travail personnel une situation indépendante leur permettant de se passer de la protection et de l’aide morale et matérielle de leurs familles. Elles ont ainsi les mêmes devoirs et par suite presque les mêmes droits que les célibataires de l’autre sexe. En définitif — puisque j’en ai donné l’explication— vaut-il mieux employer le mot anglais lui-même puisqu’il n’a pas de correspondant exact en français.

Jusqu’à ces derniers temps, dans tous les pays, les femmes qui ne se mariaient pas étaient classées sous le terme générique de « vieilles filles » — mot presque de dérision puisqu’il semblait les désigner comme les « laissées pour compte » du mariage… Or ce qui distingue précisément la bachelor-woman ou la bachelor-girl de la vieille fille, c’est que la première s’est décidée volontairement pour le célibat. Aujourd’hui que le progrès des idées féministes résultant à la fois de la situation économique et de l’éducation nouvelle a changé cet état de choses, les jeunes filles anglaises de notre époque, de toutes les classes de la société, peuvent de propos— délibéré faire leur choix entre le mariage et une carrière, et déjà l’armée des bachelor-women est une force sociale avec laquelle il faut compter. Pour s’en assurer on n’a qu’à jeter les yeux sur la liste des personnes composant les conseils des nombreuses administrations de l’État ou particulières et l’on pourra ainsi constater combien est grand le nombre de femmes anglaises non mariées qui jouent un rôle important dans la vie sociale de.leur époque. Mais quelle sera la situation morale, matérielle et sociale de la jeune fille du monde qui, renonçant au mariage, désire se faire une carrière et vivre seule ?

Commençons d’abord par examiner quelles sont les raisons qui peuvent décider les jeunes filles anglaises à quitter le toit familial pour s’installer en garçon et vivre du produit de leur travail, tout comme leurs frères.

D’abord il y a la raison du nombre. Les familles anglaises non seulement sont fécondes mais comptent plus de filles que de garçons. Dans l’Angleterre seule sans compter l’Irlande et l’Écosse, le nombre des femmes dépasse celui des hommes de près d’un million. Ensuite beaucoup de jeunes gens, et surtout ceux de la petite bourgeoisie, émigrent et vont s’établir aux colonies, laissant leurs sœurs au logis. Ceci réduit encore de beaucoup le nombre d’épouseurs, de sorte que le nombre des femmes dans la classe moyenne arrive à être à peu près le double de celui des hommes. On voit de suite les conséquences économiques de ce fait. Les hommes qui veulent se marier choisissent de préférence les femmes riches, et les filles non dotées se marient de plus en plus difficilement. Celles qui, n’ayant pas de fortune, ne se marient pas, sont donc forcées de se débrouiller toutes seules, car le père de la petite bourgeoisie anglaise ne s’occupe pas de la vie matérielle de ses enfants dès qu’ils sont en âge de se suffire. Mais ce n’est pas seulement dans le nombre qu’il y a inégalité entre les jeunes gens des deux sexes en Angleterre. De nos temps — il faut bien l’avouer — la jeune fille — et ceci s’applique surtout à celles de la petite bourgeoisie — est un être bien supérieur au jeune homme au point de vue de la culture générale, et si elle ne prend pas de mari c’est le plus souvent parce qu’elle ne veut pas de ceux qu’elle a à sa disposition. Et cela se comprend facilement. Dès l’âge de seize ans, lorsqu’il a fait beaucoup de sports mais peu d’études classiques.ou de mathématiques, le jeune Anglais entre dans un bureau de la City ou bien part pour une des nombreuses colonies de l’Angleterre, et en homme pratique commence de suite la lutte pour l’existence. Cette manière de débuter dans la vie forme son caractère, il est évident, mais ne cultive point son esprit. De son côté, la jeune fille poursuit bien plus longtemps ses études et il en résulte qu’une jeune Anglaise de vingt-cinq ans est une personne bien plus fine et infiniment plus cultivée que le jeune homme du même âge ; celui-ci des sa seizième année n’a eu souvent dans toute la journée que le temps de loisir nécessaire pour lire son journal.

Il est donc facile de comprendre que les jeunes filles sans fortune, n’ayant pas les mêmes idées sur la vie que les jeunes gens de leur âge et de leur milieu, cessent de considérer le mariage comme l’unique carrière qui leur est ouverte et se résolvent à n’avoir plus d’autres ressources que celles provenant de leur effort personnel.

Dans l’aristocratie où c’est le fils aîné qui hérite de la fortune du père, ses sœurs, qui le plus souvent ainsi que les jeunes bourgeoises ont passé les années de leur jeunesse dans une université de femmes,