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J’y ai beaucoup pensé. Je cherche encore les moyens de remplir cette lacune. Mais, préalablement, j’apprécierais beaucoup votre avis sur l’idée suivante (que je viens de proposer à quelques collaborateurs), et je vous prie, Monsieur, de bien vouloir me donner un conseil.

Faut-il que je relire mon projet faute de sympathie ?

Je comprends bien qu’un seul État neutre (conf. les délibérations du Comité d’examen de la Haye le 3 juillet 1899) ne se chargerait pas volontiers du fardeau de la responsabilité qu’il s’attirerait s’il pressait trop tôt ou trop tard sur le « bouton » destiné à ébranler la « machine » de l’arbitrage établie à la Haye. Aussi, un seul État n’aurait pas tant d’autorité qu’une alliance de plusieurs États neutres, pacifiques et « pacigérants », — alliance qui, du reste, pourrait avoir aussi d’autres buts pacificateurs.

Si une telle alliance envoyait aux puissances parmi lesquelles « un conflit aigu menacerait d’éclater » une note collective pour leur rappeler que la Cour permanente leur est ouverte, — sans doute la responsabilité serait plus facile à porter, et l’autorité grandirait en même temps.

Mais quel est celui des États neutres alliés qui devrait prendre l’initiative ?

Ne serait-il pas possible de leur faire adopter entre eux l’institution du Vorort suisse ? L’État de l’alliance permanente qui aurait la présidence le cas échéant devrait donc s’adresser, — même par voie télégraphique, s’il était nécessaire, — aux autres États de l’alliance, et si la majorité des États approuvait la démarche à faire, l’Étal président enverrait tout de suite, au nom de l’Alliance, une note collective aux puissances en conflit. Cette note pourrait être rédigée d’avance dans une forme stéréotype (comme la lettre du secrétaire général du bureau de la Haye selon votre proposition).

Il va sans dire que cette démarche devrait avoir la plus grande publicité. Ainsi l’opinion publique viendrait en aide à la pression morale de la part de l’Alliance pour la pacigérance (si M. le Cr Descamps me permet d’employer ce mot dont il est l’inventeur).

Grâce à une chaude propagande de tous les amis de la paix, il serait possible, j’espère, de créer celte alliance à l’aurore du nouveau siècle, même si elle n’était composée que de quelques petits États au commencement. « En 1291, — ai-je dit en terminant une correspondance à la Revue d’Histoire diplomatique (1900, p. 633), — les trois petits cantons suisses : Schwyz, Uri et Unterwalden marchaient à la tête de la formation de la Confédération helvétique, modèle d’une union d’États neutres européens.

Agréez, Monsieur, etc.

Fredrik Bajer.

Réponse de M. d’Estournelles de Constans.
A M. Frédéric Bajer,
Président de la Commission du bureau international de la Paix, à Berne, député danois à Copenhague.
Monsieur,

Après mûre réflexion, je ne crois pas qu’une alliance des États neutres et pacifiques atteindrait le but que vous souhaitez.

Cette alliance est certainement très désirable, mais je ne crois pas qu’elle faciliterait l’application de l’article 27 de la convention de la Haye. Au contraire, elle serait peut-être une cause de retard et fournirait des prétextes pour temporiser et laisser passer le moment d’intervenir.

Le principal est, en effet, d’intervenir vite : une seule nation aura déjà, dans les débuts, quelque peine à décider son gouvernement en temps utile à écrire la lettre prévue par l’article 27. Si ce gouvernement doit en outre se concerter avec un ou plusieurs autres, la guerre sera déclarée et commencée avant que leur accord ne soit établi ; car il est difficile d’admettre que cette alliance puisse aller jusqu’à prévoir l’envoi d’une lettre rédigée d’avance et qui serait lancée à toute éventualité.

Au contraire, l’intervention d’un seul gouvernement intéressé à la paix s’exercera d’elle-même, spontanément, automatiquement, sans qu’il puisse invoquer aucune excuse pour s’abstenir : l’opinion l’y poussera. L’alliance que votre bonne volonté considère comme un surcroît de précaution m’apparaîtrait à moi comme un retranchement et une excuse derrière laquelle s’abriteraient les faiblesses, les timidités, les mauvais vouloirs.

Je vous autorise très volontiers, Monsieur, à faire de cette lettre tel usage que vous jugerez convenable, et suis extrêmement sensible aux sympathies que vous voulez bien me témoigner.

Recevez, Monsieur, etc.

d’Estournelles de Constant.
Membre de la Chambre des députés.