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rouges. En gravissant le perron pour rentrer, il les aperçut de nouveau, se détachant comme deux charbons ardents sur l’herbe sombre et déjà humide de rosée. Alors il s’arrangea pour rester en arrière, guetta un moment favorable, enjamba la plate-bande, arracha l’une des fleurs et la cacha précipitamment dans sa poitrine, sous sa chemise. Personne ne l’avait vu. Quand les pétales frais et mouillés touchèrent sa peau, il devint pâle comme un mort et ses yeux se dilatèrent d’effroi. Une sueur froide coulait sur son front.

Dans l’hôpital, on avait allumé les lampes. La plupart des fous s’étaient étendus sur leur lit en attendant le souper. Quelques agités parcouraient seuls à grands pas les corridors et les salles. L’homme à la fleur était parmi eux. Il marchait en pressant convulsivement ses bras sur sa poitrine, comme pour écraser la fleur cachée sous sa chemise. Quand il rencontrait les autres pensionnaires, il faisait un grand détour, de peur d’effleurer leurs vêtements,

— N’approchez pas ! criait-il ; n’approchez pas !

Dans une maison d’aliénés, on ne fait pas grande attention à des exclamations de ce genre. L’homme marchait de plus en plus vite. Il marcha une heure, deux heures, avec une sorte d’exaspération.

— Je t’étoufferai ! murmurait-il d’une voix sourde et rageuse.

Et de temps à autre il grinçait des dents.

On servit le souper. De grandes terrines en bois peint et doré, contenant de la soupe de gruau, furent posées de loin en loin sur les longues tables sans nappe. Les fous prirent place sur des bancs, reçurent chacun une tranche de pain noir et se mirent à manger dans les terrines avec des cuillers de bois. Ils étaient huit par gamelle. Quelques-uns d’entre eux, auxquels on donnait une nourriture plus substantielle, étaient servis à part. L’homme à la fleur avait été reconduit dans sa chambre par un gardien. On lui apporta sa ration de gruau. Il l’engloutit en un clin d’œil et rentra au réfectoire.

— Permettez-moi de m’asseoir ici, dit-il au surveillant.

— Est-ce que vous n’avez pas soupé ? demanda le surveillant en versant un supplément de gruau dans une terrine.

— J’ai très faim et j’ai besoin de prendre des forces. Je ne me soutiens que par la nourriture ; vous savez que je ne dors pas du tout.

— Mangez, mon ami. Tarass, donne-lui une cuiller et du pain.

Il s’assit auprès d’une des gamelles et avala encore une quantité énorme de soupe. Tous les autres avaient fini qu’il continuait de manger sans s’arrêter, mais d’une seule main ; l’autre main restait pressée sur sa poitrine.

— Assez ! assez ! dit enfin le surveillant. Vous allez vous faire mal.

— Si vous saviez de combien de forces j’ai besoin !

Il se leva de table et serra vigoureusement la main du surveillant.

— Adieu, Nicolas Nicolaïtch.

— Où allez-vous ? demanda le surveillant en souriant.

— Moi ? Nulle part. Je reste ici. Mais il est possible que demain nous ne nous revoyons pas. Merci pour toute votre bonté.

Il serra de nouveau la main du surveillant. Sa voix tremblait et ses yeux se remplissaient de larmes.

— Calmez-vous, mon ami, calmez-vous, dit le surveillant. Pourquoi ces idées noires ? Allez vous coucher et dormez bien. En dormant bien, vous serez tout de suite guéri.

Le fou sanglotait. Le surveillant le quitta pour faire enlever les restes du souper, et, une demi-heure après, tout dormait dans l’hôpital, excepté un seul homme couché tout habillé sur son lit. Cet homme tremblait comme dans un accès de fièvre et tenait à deux mains sa poitrine, qu’il se figurait tout imbibée d’un poison inconnu et mortel.

IV

Il ne dormit pas de toute la nuit. Il avait arraché la fleur parce qu’il avait vu dans cet acte un devoir qu’il était tenu de remplir. Dès le premier regard qu’il avait jeté à travers la porte vitrée sur les pétales pourpres du pavot, il lui avait semblé qu’il comprenait ce qu’il avait à accomplir sur la terre. Cette fleur d’un rouge éclatant contenait tout le mal qui existe dans le monde. Elle avait absorbé tout le sang innocent versé (d’où sa couleur), toutes les larmes et tout le fiel de l’humanité. Elle était l’être mystérieux et effroyable opposé à Dieu ; elle était Ahriman, ayant revêtu une forme discrète et innocente. Il fallait l’arracher et la détruire ; mais ce n’était pas tout ; il fallait empêcher qu’en expirant elle ne répandit le mal sur le monde. C’est pourquoi il l’avait cachée dans son sein. Il espérait que le lendemain matin la fleur aurait perdu toute sa force. Tout le mal aurait passé dans sa poitrine à lui ; son âme en triompherait ou serait vaincue, puis lui-même mourrait, mais en loyal champion, le grand champion de l’humanité, puisque personne avant lui n’avait jamais osé engager la lutte avec le Mal,

— Ils ne l’ont pas reconnu, pensait-il. Moi, je l’ai reconnu. Pourrais-je le laisser vivre ? Plutôt mourir !

Et il veillait, s’affaiblissant dans une lutte qui, pour être imaginaire, ne l’épuisait pas moins. Le matin, l’aide-chirurgien le trouva à moitié mort. Néanmoins, au bout de quelque temps, l’excitation reprit le dessus. Il sauta à bas de son lit et recommença à arpenter l’hôpital à pas précipités, en adressant aux autres ou à lui-même, d’une voix encore plus forte que les jours