Page:La Revue bleue, série 3, tome 8, 1884.djvu/685

Cette page a été validée par deux contributeurs.

pas rapide et lourd, entre les deux extrémités de l’édifice. Le temps était pluvieux et on ne laissait pas les malades sortir dans le jardin. Quand l’aide-chirurgien vint chercher le nouvel arrivé, on le lui montra au bout du corridor. Il était immobile, le visage collé aux vitres de la porte et regardant fixement dans le parterre. Son attention avait été attirée par une fleur d’un rouge éclatant, de l’espèce des pavots.

— Venez vous peser, dit l’aide-chirurgien en lui touchant l’épaule.

L’homme se retourna et l’autre faillit reculer de frayeur, tant il y avait de méchanceté sauvage et de haine dans les yeux étincelants du fou. Toutefois l’expression de son visage changea instantanément en voyant l’aide-chirurgien ; il le suivit docilement, sans dire un mot et comme absorbé dans de profondes pensées. Ils entrèrent dans le cabinet du médecin. Le fou mit lui-même les poids sur le plateau. L’aide-chirurgien inscrivit sur le registre, en face de son nom : 109 livres. Le lendemain, le malade ne pesait plus que 107 livres ; le surlendemain, 106.

— Si cela continue ainsi, il ne vivra pas, dit le docteur.

Il ordonna de le nourrir le mieux possible. Néanmoins, et malgré l’appétit extraordinaire du fou, celui-ci maigrissait à vue d’œil. On le pesait tous les jours, et chaque fois le nombre de livres inscrit par l’aide-chirurgien avait diminué. L’homme ne dormait presque pas et était toute la journée en mouvement.


III

Il se rendait compte qu’il était dans un établissement d’aliénés ; il se rendait même compte qu’il était malade. Quelquefois, comme pendant la première nuit, il s’éveillait au milieu du calme et du silence, après une journée très agitée, le corps brisé et un poids singulier dans la tête, mais en possession de toute sa raison. Venait le jour. Avec le retour de la lumière et le réveil de la vie dans l’hôpital, des sensations trop fortes pour son cerveau l’assaillaient de nouveau et il redevenait fou. Ses idées offraient un mélange bizarre de jugements sains et d’absurdités. Il comprenait que tous les gens qui l’entouraient étaient des aliénés ; mais en même temps il reconnaissait dans chacun d’eux un personnage qu’il avait connu, soit personnellement, soit par ouï-dire, soit par les livres, et qui se cachait. L’hôpital était peuplé pour lui de gens de tous les temps et de tous les pays, rassemblés là pour exécuter une entreprise gigantesque dont il serait le chef, qu’il n’entrevoyait que confusément, et qui aurait pour résultat la destruction du mal dans le monde. Il ne savait pas en quoi consisterait cette entreprise ; mais il se sentait la force de l’accomplir.

Le beau temps était venu. Les fous tranquilles se promenaient toute la journée dans le jardin. La partie qui leur était affectée n’était pas grande, mais bien garnie d’arbres et de fleurs de toutes les espèces. La première fois que le nouveau venu sortit au jardin, il s’arrêta sur les marches du perron pour considérer les pavots rouges qui l’avaient tant frappé, le lendemain de son entrée à l’hôpital, tandis qu’il regardait par la porte vitrée. Il n’y en avait qu’une touffe, portant seulement deux fleurs épanouies et semée par le hasard dans un endroit qu’on avait négligé de sarcler, en sorte qu’elle était entourée de mauvaises herbes.

Les fous sortaient un à un. À la porte se tenait un gardien qui leur remettait au passage des bonnets de coton blanc ornés de croix rouge, épaves de la dernière guerre achetées aux enchères. Le nouvel arrivant ne manqua pas d’attribuer à cette croix rouge un sens mystérieux. Il ôta son bonnet de coton et regarda alternativement la croix et les fleurs de pavot. Celles-ci étaient d’un rouge plus éclatant.

Il l’emporte, dit l’homme ; mais nous verrons bien !

Il descendit le perron, regarda autour de lui, et, n’ayant pas aperçu le gardien, qui se trouvait juste derrière lui, il mit le pied dans la plate-bande et allongea la main vers une des fleurs, mais sans se décider à la cueillir. Il sentait de la chaleur et des lancinements dans le bras étendu ; bientôt il en sentit dans tout le corps : c’était comme si un fluide puissant sortait des pétales du pavot et traversait tout son corps. Il s’approcha encore plus près et avança la main jusqu’à la fleur ; mais il lui sembla que celle-ci se défendait en exhalant une haleine vénéneuse et mortelle. La tête lui tourna. Il fit un effort désespéré et il avait déjà saisi la tige, lorsqu’une main s’abattit pesamment sur son épaule. C’était la main du gardien.

— Il est défendu de cueillir les fleurs et de marcher dans les plates-bandes. Vous êtes beaucoup de fous, ici : si chacun cueillait une fleur, on emporterait tout le jardin.

Le gardien avait parlé d’un ton d’autorité, en le tenant toujours par l’épaule. Le fou le regarda en face, se dégagea sans rien dire et prit un sentier. Ô les malheureux ! pensait-il. Vous êtes aveuglés au point de le protéger ! Mais j’en finirai avec lui, à tout prix ; si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain. Si je meurs, qu’est-ce que cela fait ?

Il se promena dehors jusqu’au soir, occupé à faire connaissance avec les autres pensionnaires et soutenant des conversations étranges. Il allait tantôt à l’un, tantôt à l’autre, et à la fin du jour il était tout à fait convaincu que, selon son expression, « tout était prêt ». Le moment était proche où les grilles de fer s’écrouleraient et où tous ces exilés enfermés avec lui se répandraient rapidement aux quatre coins de la terre ; alors le monde frémirait ; il jetterait loin de lui son vêtement caduc et il apparaîtrait dans une beauté nouvelle et merveilleuse. Le fou avait presque oublié les fleurs