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L’employé qui inscrivait le nouveau venu sur le grand registre ne put s’empêcher de sourire ; mais les deux hommes qui venaient d’amener le fou par le chemin de fer ne riaient pas ; ils tombaient de fatigue après les deux nuits blanches passées auprès de lui. À l’avant-dernière station, l’accès avait redoublé. Ils avaient dû se procurer une camisole de force et la mettre au malade avec l’aide du conducteur et d’un gendarme. C’est en cet état qu’ils l’avaient amené à l’hôpital.

Il était effrayant à voir. Son costume gris avait été mis en lambeaux pendant l’accès. Les longues manches de la camisole de force maintenaient ses bras en croix sur sa poitrine et allaient se nouer derrière son dos. Ses yeux rougis (il y avait dix jours qu’il ne dormait pas) et dilatés avaient un éclat singulier et fixe. Un tremblement convulsif agitait sa lèvre inférieure. Ses cheveux bouclés et emmêlés tombaient en désordre sur son front. Il marchait de long en large dans le bureau, d’un pas précipité et pesant, examinant d’un air scrutateur les vieilles armoires remplies de papiers et les chaises de moleskine et lançant de temps en temps un coup d’œil à ses compagnons de route.

— Conduisez-le, dit l’employé. À droite !

— Je sais, je sais, dit le fou. Je suis déjà venu chez vous l’année dernière. Nous avons visité l’hôpital. Je sais tout et il sera difficile de me tromper.

Il se tourna vers la porte. Un gardien la lui ouvrit. Du même pas précipité, lourd et résolu, la tête levée, il sortit du bureau et se dirigea, presque au pas de course à droite, du côté du quartier des aliénés. On avait peine à le suivre.

— Sonnez, dit-il. Je ne peux pas ; vous m’avez attaché les mains.

Le portier ouvrit et ils entrèrent dans l’hôpital.

C’était un grand édifice de pierre, anciennement construit aux frais du czar. Au rez-de-chaussée se trouvaient le réfectoire, une grande salle où se tenaient pendant le jour les fous tranquilles, un large corridor dont les portes vitrées donnaient sur un parterre, et une vingtaine de chambres à coucher. Il y avait encore deux chambres noires, contenant l’une des matelas et l’autre des planches, où l’on mettait les fous furieux, et une vaste salle voûtée où étaient installés les bains. L’étage supérieur était occupé par les femmes. Il en sortait un bruit confus, coupé de cris et de gémissements. L’hôpital avait été bâti pour quatre-vingts personnes ; mais, comme il n’y avait pas d’autre asile à trente lieues à la ronde, on y entassait jusqu’à trois cents malades. Certaines petites pièces contenaient jusqu’à cinq lits. En hiver, quand on ne pouvait pas sortir dans le jardin et que toutes les fenêtres étaient fermées, on suffoquait.

On conduisit l’arrivant dans la salle de bains. Cette salle aurait produit une impression désagréable sur un individu bien portant, à plus forte raison sur un homme dont l’imagination était troublée et excitée. Elle était grande, voûtée, pavée de dalles visqueuses et éclairée par une seule fenêtre placée dans un coin. Les murs et la voûte étaient peints en rouge sombre. Deux baignoires de pierre, enfoncées dans le sol, formaient comme deux fosses remplies d’eau. L’angle opposé à la fenêtre était occupé par un énorme poêle de cuivre, par la chaudière à faire chauffer l’eau et par tout un système de tuyaux et de robinets de cuivre. Pour un esprit dérangé, l’ensemble avait un aspect ténébreux et fantastique. Le gardien préposé aux bains, un Petit-Russien gros et silencieux, contribuait encore, par sa physionomie sombre, à accroître cette impression.

Lorsqu’on amena le fou dans cette salle pour lui faire prendre un bain et lui appliquer une large mouche à la nuque, selon le système du médecin en chef de l’hôpital, il fut saisi de frayeur et de rage. Des idées absurdes, plus insensées les unes que les autres, tourbillonnaient dans sa tête. Qu’était cela ? L’inquisition ? un lieu d’exécution secret où ses ennemis avaient résolu d’en finir avec lui ? peut-être l’enfer ?

On le déshabilla malgré sa résistance désespérée ; mais il s’échappa des mains des gardiens et il fallut se mettre quatre pour le plonger dans la baignoire. L’eau tiède lui parut bouillante et des idées décousues d’épreuve par l’eau bouillante et par le fer rouge traversèrent son cerveau troublé. Il se débattait, éclaboussait les gardiens qui le tenaient par les deux bras et les deux jambes et débitait d’une voix entrecoupée un discours sans suite, où l’on distinguait vaguement tantôt des supplications, tantôt des imprécations. Il vociféra jusqu’à épuisement ; après quoi, il prononça à voix basse, avec de grosses larmes dans les yeux, la phrase suivante, qui n’avait aucun rapport avec ce qu’il venait de dire :

— Saint Georges martyr, je remets mon corps entre tes mains !

Les gardiens continuaient de le tenir, bien qu’il se calmât peu à peu. Le bain tiède, joint à la glace qu’on lui avait mise sur la tête, produisait son effet. On le retira de l’eau presque évanoui et on l’assit sur un tabouret pour lui appliquer la mouche ; mais il eut alors comme une explosion.

— Quoi ? quoi ? criait-il. Je n’ai voulu de mal à personne… Pourquoi me tuer ?… Ô-ô-ô mon Dieu ! Je vous en supplie…, grâce !…

Il se débattait en désespéré sous la sensation de brûlure qu’il éprouvait à la nuque. Les gardiens ne pouvaient venir à bout de lui, et l’un d’eux, celui qui avait fait l’opération, dit aux autres :

— Impossible ! Essuyons-le.

Ces mots si simples firent frémir le fou. Essuyer ?… Essuyer quoi ? essuyer qui ? C’est moi, pensait-il ; et il ferma les yeux, en proie à une frayeur atroce. L’un des gardiens prit un torchon de grosse toile et le passa rudement sur la nuque, emportant à la fois la mouche