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dans tous ces contes tout autant de « psychologie » qu’il en fallait. Il y en a dans la Ficelle ; il y en a, d’un autre genre, dans le Réveil ; et si vous voulez une alliance originale de sentiments mêlés eux-mêmes à des sensations rares (quelque chose comme du Pierre Loti, mais avec un peu plus de verbes et moins d’adjectifs), vous en trouverez un spécimen dans la jolie fantaisie de Cháli.

M. de Maupassant a encore un autre mérite qui, sans être propre aux classiques, se rencontre plus fréquemment chez eux et qui devient assez rare chez nous. Il a au plus haut point l’art de la composition, l’art de tout subordonner à quelque chose d’essentiel, à une idée, à une situation, en sorte que d’abord tout la prépare et que tout ensuite contribue à la rendre plus singulière et plus frappante et à en épuiser les effets. Dès lors, point de ces digressions où s’abandonnent tant d’autres « sensitifs » qui ne se gouvernent point, qui s’écoulent comme par des fentes et s’y plaisent. De descriptions ou de paysages, juste ce qu’il en faut pour « établir le milieu », comme on dit ; et des descriptions fort bien composėes elles-mêmes, non point faites de détails interminablement juxtaposés et d’égale valeur, mais brèves et ne prenant aux choses que les traits qui ressortent et qui résument. On peut étudier cet art très franc dans d’assez longs récits comme Boule-de-suif, En famille, Un héritage. Mais voyez un peu comme dans Ce Cochon de Morin la première page prépare, explique, justifie l’incartade du pauvre homme ; puis comme tout contribue à faire plus plaisante l’exclamation qui revient régulièrement sur « ce cochon de Morin » ; comme tous les détails de la séduction d’Henriette par le négociateur Labarbe rendent la ritournelle plus imprévue, plus savoureuse, la remplissent pour ainsi dire d’un sens de plus en plus fort et ironique, et comme le comique en devient profond et irrésistible, tout à la fin, dans la bouche du mari d’Henriette. — Clairs, simples, liés et vigoureux, d’une drôlerie succulente et foncière, tels sont presque tous ces petits contes : et ils marchent d’un train !…

Il est assez curieux que, de tous les conteurs et romanciers qui mènent aujourd’hui quelque tapage, ce soit le plus osé peut-être et le plus indécent qui se rapproche le plus de la sobre perfection des classiques vénérables ; qu’on puisse constater dans Boule-de-suif l’application des excellentes règles inscrites aux traités de rhétorique, et que l’Histoire d’une fille de ferme, tout en alarmant leur pudeur, soit propre à satisfaire les humanistes les plus munis de préceptes et de doctrine. Et pourtant cela est ainsi. On peut sans doute rattacher M. de Maupassant à quelques contemporains. Visiblement il procède de Flaubert : il a souvent, avec plus de gaieté, le genre d’ironie du vieux pessimiste et, avec plus d’aisance et quelque chose de moins plastique, sa forme arrêtée et précise. Il a de M. Zola, avec une morosité moins sombre et une allure moins épique, le goût de certaines brutalités. Et enfin je ne sais quoi chez lui fait rêver par endroits d’un Paul de Kock qui saurait écrire. Un professeur de ma connaissance (celui qui définit Plutarque « le La Bruyère apôtre d’un confessionnal païen » n’hésiterait pas à appeler M. de Maupassant un Zola sobre et gai, un Flaubert facile et détendu, un Paul de Kock artiste et misanthrope. Mais qu’est-ce que cela veut dire, sinon qu’il est bien lui-même, avec un fonds de sentiments et d’idées par où il est de son temps, et avec des qualités de forme par où il fait songer aux vieux maîtres et échappe aux affectations à la mode, mièvrerie, jargon, obscurité, surabondance et dédain de la composition.

Ai-je besoin de dire maintenant que, bien qu’un sonnet sans défauts vaille un long poème, un conte est sans doute un chef-d’œuvre à moins de frais qu’un roman ; que, d’ailleurs, même dans les contes de M. de Maupassant on trouverait, en cherchant bien, quelques fautes et notamment des effets forcés, des outrances de style çà et là (comme quand il nous montre, dans la Maison Tellier, pour obtenir un contraste plus fort, des premiers communiants « jetés sur les dalles par une dévotion brûlante » et « grelottants d’une fièvre divine » : à la campagne ! dans un village de Norman- die ! de petits Normands !). Faut-il ajouter qu’on ne saurait tout avoir et que je ne me le représente pas du tout écrivant la Princesse de Clèves ou seulement Adolphe ? – Assurément aussi il y a des choses qu’il est permis d’aimer autant que les Contes de la Bėcasse. On peut même préférer à l’auteur de Marroca tel artiste à la fois moins classique et moins brutal, et l’aimer, je suppose, pour le raffinement même et la distinction de ses défauts. Mais il reste à M. de Maupassant d’être un écrivain à peu près irréprochable dans un genre qui ne l’est pas, si bien qu’il peut désarmer les austères et plaire doublement aux autres.

Jules Lemaître.


LA FLEUR ROUGE

Nouvelle russe[1]

I.

— Au nom de S. M. l’empereur Pierre Ier, dit-il d’une voix sonore et tranchante, je vous notifie qu’il va être procédé à l’inspection de votre maison de fous !

  1. Nous avons déjà publié de M. Garchine une remarquable étude intitulée Après la bataille, dans notre numéro du 26 avril 1884. L’étude dont nous donnons aujourd’hui la traduction a été fort vantée à l’étranger. Cette psychologie d’un fou qui croit sauver l’humanité paraît avoir été prise sur le vif.