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leur gré sans risquer d’être subitement et subrepticement assaillis par une nuée d’adversaires minuscules, tombant sur eux avec la soudaineté et l’obscurité de la foudre éclatant dans la nuit. Tout au plus, des torpilleurs détachés d’une escadre ennemie, et toujours obligés de s’appuyer sur-elle pour avoir des vivres et du charbon, pouvaient-ils chercher à les surprendre. Mais alors on était en quelque sorte à deux de jeu, escadre contre escadre, et la lutte ne présentait aucune inégalité.

Tant que le torpilleur est resté le défenseur des ports et des côtes, tant qu’il ne s’est aventuré en pleine mer que porté sur un cuirassé ou qu’escorté par un cuirassé, son rôle s’est borné à celui d’auxiliaire des escadres dans les combats navals, rôle secondaire, nullement révolutionnaire, et qui exerçait à bon droit fort peu d’influence sur les combinaisons des tacticiens et sur les plans des constructeurs. Mais aujourd’hui la situation est bien changée. Le torpilleur est devenu indépendant, autonome, libre de ses mouvements : le voilà lancé à la surface des flots, où il n’a plus besoin de personne pour le soutenir et pour le protéger. Quoi qu’on en dise, c’est là un fait d’une importance capitale et d’une nouveauté si grande qu’il n’a même pas été compris tout de suite dans l’escadre d’évolutions.

Pourquoi avait-on adjoint à cette escadre les torpilleurs 63 et 64, sinon pour s’assurer qu’ils pouvaient réellement manœuvrer aussi bien qu’elle en haute mer ? Eh bien ! on s’y est trompé tout d’abord ; on a eu la malencontreuse idée de les faire remorquer l’un et l’autre par des cuirassés. C’était aller contre le but qu’on se proposait d’atteindre, contre l’expérience qu’on avait eu l’intention de tenter. Par bonheur, on s’en est vite aperçu ; on a largué la remorque et livré les torpilleurs à eux-mêmes : aussitôt ils ont gagné le large, gracieux et dévorant l’espace, dans des conditions d’agilité et de force qui ont fait l’admiration de tous les spectateurs.

L’épreuve, cette fois, ne s’est pas bornée à quelques heures de navigation. Les torpilleurs 63 et 64 ont partout suivi ou plutôt devancé l’escadre, n’éprouvant qu’une gêne, celle de modérer leur allure pour la régler sur la sienne. La vitesse normale de l’escadre, de toute escadre en route est de 7 à 8 nœuds ; or la vitesse minima des torpilleurs est de 8 à 9 nœuds. Une vitesse inférieure fatigue leurs machines et les oblige à stopper sans cesse. Pendant trois jours et trois nuits, d’Alger à Toulon, les torpilleurs 63 et 64 ont accompagné l’escadre sans réclamer d’elle le moindre secours, sans être embarrassés d’autre chose, nous le répétons, que d’aller assez lentement pour conserver leurs rangs. Dans la première partie du voyage, de Toulon en Algérie, ils ont fait près de 1400 milles, et n’en ont point souffert. Ils n’ont subi aucune avarie, ils sont rentrés à Toulon en parfait état. Après quarante-cinq jours de mer, leurs torpilles étaient si intactes qu’elles ont pu être lancées avec leur succès habituel. Et pourtant la Méditerranée avait été peu clémente ; souvent il avait fallu lutter contre un gros temps, contre des vagues furieuses. Mais les plus forts coups de vent n’ont point fait perdre aux torpilleurs 63 et 64 les qualités nautiques et militaires qui les rendent éminemment propres à ces attaques de torpilles en haute mer, pour lesquelles nous n’avions jusqu’ici que des instruments de combat médiocres et insuffisants.

Est-ce à dire que les torpilleurs 63 et 64 aient atteint du premier coup la perfection ? On nous a prêté cette opinion, que nous n’avons jamais soutenue. Rien n’est parfait en marine, comme dans toutes les choses humaines ; tout y est soumis à la loi du progrès. On fera certainement des torpilleurs supérieurs au type 63 et 64 ; il est possible que ce type, qui s’est montré excellent dans la Méditerranée, soit trop léger pour l’Océan. Qu’on aille jusqu’au type de 40 mètres et de 60 tonnes, qu’on modifie le torpilleur actuel pour le rendre plus agile, plus souple, plus habitable, soit ! Il n’en restera pas moins vrai que ce torpilleur est le premier qui, dans notre marine, se soit avancé en haute mer, justifiant les prévisions de ceux qui annonçaient, depuis bien des années déjà, qu’une escadre en marche serait un jour ou l’autre à la merci de ces terribles engins de guerre et qu’il en résulterait une transformation radicale des conditions de la supériorité maritime. Le contre-amiral Aube écrivait il y a deux ans « Une escadre, réunion plus ou moins nombreuse de cuirassés, n’est plus l’expression de la puissance navale[1]. » Déclaration qui paraissait alors téméraire et que les expériences des torpilleurs 63 et 64 out confirmée d’une manière éclatante !

Un journal spécial, le Yacht, où les théories officielles. de l’administration maritime ont trouvé le même accueil que dans le Temps, a opposé aux idées que nous défendons un argument d’autorité qu’il croit irrésistible.

« Tandis que l’on discutait en France torpilleurs et cuirassés, dit-il, la Chambre des communes consacrait une nouvelle séance à l’examen de l’état de la marine anglaise, et nous ne pouvons nous empêcher de faire cette remarque singulière que la question des torpilleurs n’y a même pas été effleurée, on ne s’est occupé que des cuirassés. Preuve, croyons-nous, que nos voisins ne croient pas les navires blindés prêts à disparaître ! On accordera certes à l’Angleterre le sens marin, la conscience des nécessités que lui imposent et sa grande puissance coloniale et la protection de son commerce maritime. Nous ne voulons pas dire qu’elle ne se soit jamais trompée et qu’elle ait toujours devancé les autres marines dans la voie du progrès ; mais on admettra qu’elle sait fort bien ce que sont les torpilleurs — le pre-

  1. Revue maritime d’avril 1882.