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heures du matin. S’étant endormi le soir d’un profond sommeil, il s’était réveillé tout à coup avec la conscience qu’il mourait, et qu’il y avait quelque chose qu’il devait faire : appeler au secours, crier, ou faire le signe de la croix. Et puis il avait perdu connaissance. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait fortement, ses jambes s’écartaient et se rapprochaient, sa tête alourdie roulait au bas de l’oreiller. Le père diacre, à travers son sommeil, entendit un bruit, et demanda, sans rouvrir les yeux :

— Qu’est-ce que tu as, petit père ?

Mais personne ne lui répondit et il se remit à dormir.

Le lendemain, les médecins lui assurèrent qu’il allait vivre, et il les crut, et il fut heureux. Assis dans son lit il saluait de la tête tous les passants, les remerciait, leur souhaitait une bonne journée.

Heureux était aussi l’étudiant ; et, cette nuit-là, il avait dormi d’un fort sommeil plein de santé. Car, la veille, son amie était revenue le voir, l’avait tendrement embrassé, et était même restée vingt minutes de plus que le temps réglementaire.

Et le soleil se levait joyeusement.


LÉONIDE ANDREÏEFF.

L’AVÈNEMENT D’UNE RENOMMÉE MUSICALE

JOHANNÈS BRAHMS

(1833-189*7)

Le triomphe de l’artiste de génie est en raison inverse de l’indifférence ou du mépris qu’ont soulevé ses œuvres à leur apparition. Nul, parmi les plus illustres, n’a pu échapper à cette loi. Plus les créations des maîtres se sont éloignées de celles de leurs devanciers, plus la foule a eu de peine à croire à leur génie. Habitués à la musique du passé ou à celle plus moderne écrite dans les traditions classiques qui, ne troublant pas leur entendement, leur procure ainsi la sécurité dans le plaisir, les dilettanti repoussent, par parti pris le plus souvent, toute forme nouvelle, nécessitant un certain effort de la pensée. Ce cas n’est du reste pas particulier à la musique ; il s’étend à toutes les manifestations artistiques. Que le public, qui n’a aucune initiation primordiale, en use auxsi à l’égard d’une œuvre conçue en un nouveau moule, rien, au fond, de plus compréhensible. Il lui faut une connaissance plus complète de cette œuvre, un contact pluô fréquent avec elle pour arriver à la saisir en son ensemble d’abord, puis à l’approfondir en ses détails. On a avancé que l’instinct du public était généralement * droit : les sifflets qui ont accueilli, à leur apparition, les belles manifestations de la pensée d’un Beethoven, d’un Berlioz, d’un^Wagner (pour ne citer que trois exemples fameux) vont à rencontre de cette théorie. A mesure que l’œuvre du génie fait son chemin, deux courants très nets s’établissent, l’un sympathique, l’autre antipathique, jusqu’au jour où le triomphe éclatera. La gloire, a dit Balzac, est le soleil des morts ! La Damnation de Faust de Berlioz est l’exemple le plus frappant qu’il soit possible de citer. Si cette incompréhension du public en présence d’un art nouveau se justilie en quelque sorte, on la conçoit moins chez les grands maîtres. Ne sait-on pas que Weber jugeait les dernières œuvres de Beethoven dignes des « Petites maisons », que Berlioz fit plus que sourire de l’insuccès de Tannhauser à l’Opéra de Paris en 1861 et qu’il considérait rouverture de Tristan et Iseult comme une énigme ?

— que Wagner, malgré les efforts du philosophe Nietzsche, ne voulut jamais entendre ni même regarder une composition de Brahms ? Un de nos compositeurs, M. Camille Saint-Saëns, a traité l’œuvre du grand symphoniste de Hambourg avec un dédain proche du mépris. « Ses compositions, a-t-il dit, sont assurément bien écrites ; mais elles sont lourdes, - antipathiques, reflétant d’une façon désolante l’esprit étroit et pédant de certaines petites villes de Germanie. » Et ailleurs : « Pour ce qui est de l’école classique, Brahms en tête, c’est bien pis encore, c’est un art guindé dans lequel on s’ennuie comme dans un salon dévot d’une petite ville de province ; on étouilè, c’est à mourir. » M. Saint-Saëns écrivait ces lignes, il y a quelques années ; les reproduirait-il aujourd’hui ? Toutes ces aberrations ne font que rendre plus juste la thèse que nous soutenons depuis un long temps, à savoir que le compositeur ne peut être juge et partie. M. Saint-Saëns avait raison, lorsqu’il écrivait en tête de son volume Harmonie et Mélodie : « Des personnes très sensées, auxquelles je suis loin de donner tort, estiment qu’un artiste doit s’occuper uniquement de son art et emploie plus utilement son temps en produisant des œuvres qu’en donnant son avis sur celles des autres. » Le malheur est que M. Saint-Saëns ne se soit pas tenu à cette sage réserve.

Un grand maître, Robert Schumann, qui, lui aussi, écrivit sur l’art musical, mais avec une équité et une perspicacité rares, comprit l’élévation du. génie de Brahms. Nous reproduisons, dans le cours de cette étude, quelqués-unes des paroles prophétiques qu’il prononça sur l’avenir du maître de Hambourg. Schumann voyait se perpétuer en Brahms les nobles idées qu’il avait toujours défendues ; il devinait en lui un successeur.