morts avant de les enterrer ! On commencera par te couper une main, et on enterrera ta main. Puis, c’est un pied qu’on te coupera, et on enterrera ton pied. Il y a comme ça des morts qu’on fait traîner pendant des mois, sans en venir à bout.
Le diacre se taisait, les yeux obstinément fixés sur Laurent Petrovitch, qui continuait de parler. Et il y avait quelque chose de repoussant à la fois et de pitoyable dans la franchise cynique de ses paroles.
— Je te regarde, père diacre, et je songe en moi-même : « Voilà un homme qui est vieux, et il est bête comme un enfant de deux ans ! » Écoute, à quoi cela te sert-il de dire : « J’irai au couvent Troïtzky, j’irai au bain de vapeur ? » Ou bien encore de nous rebattre les oreilles avec ton pommier ? Il te reste à peine huit jours à vivre, et toi...
— Huit jours ?
— Mais oui, huit jours ! Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les médecins qui le disent. J’étais couché ce matin, et tu n’étais pas là ; voilà qu’arrivent les étudiants, et les voilà qui disent : « Notre petit père diacre, ce sera bientôt son tour ! Il pourra encore traîner une petite semaine !
— Traî-ner ?
— Hé ! te figures-tu qu’elle va avoir pitié de toi et t’épargner, toi tout seul ? — Laurent Petrovich insista sur le mot elle, comme pour en accentuer le sens effrayant. — Allons, regarde bien ! Applique bien ton thermomètre ! Hé ! diacre imbécile ! « J’irai au couvent Troïtzky ! J’irai au bain de vapeur ! » Des gens meilleurs que toi ont vécu, et ils sont morts !
Le visage du père diacre était devenu jaune comme du safran. Il ne pouvait ni parler, ni pleurer, ni même gémir. Silencieusement, lentement, il laissa retomber sa tête sur l’oreiller, la cacha sous les draps, pour échapper aux paroles de Laurent Petrovitch et au monde entier ; et il resta immobile. Mais Laurent Petrovitch ne pouvait s’empêcher de parler : chacun de ses mots dont il blessait le diacre lui apportait, à lui, une consolation et un soulagement. Et ce fut du ton le plus bonhomme qu’il répéta :
— Mais oui, petit père, c’est ainsi ! Une petite semaine ! Tu es là à prendre ta température, à compter les degrés : les voilà, les degrés ! Et, quant au bain de vapeur, tu en reparleras dans l’autre monde !
En cet instant rentra l’étudiant, et Laurent Petrovitch, à regret, se tut. Il essaya d’abord de se cacher la tête sous ses draps, comme le père diacre ; mais bientôt il rejeta les draps, et, avec un sourire moqueur, il regarda l’étudiant.
— Et votre sœur, je vois qu’aujourd’hui encore elle ne va pas venir ? — demanda-t-il au jeune homme, avec la même bonhomie affectée, et le même vilain sourire.
— Elle est souffrante ! — répondit sèchement l’étudiant dont le front s’était rembruni.
— En vérité ? quel malheur ! — fit Laurent Petrovitch en hochant la tête. — Et qu’a-t-elle donc ?
Mais l’étudiant ne répondit pas, il feignit de ne pas avoir entendu la question. Depuis trois jours déjà, la jeune fille qu’il aimait n’était pas venue le voir à l’heure de la visite ; et, ce jour-là encore, elle ne venait pas. Torbetzky faisait semblant de regarder par la fenêtre, au hasard, par désœuvrement ; mais en réalité il s’efforçait d’apercevoir, sur la gauche, la porte de la clinique, que d’ailleurs on ne pouvait pas voir. Tantôt il allongeait le cou, appuyait son front sur la vitre, tantôt il consultait sa montre ; et l’on entendit enfin sonner quatre heures, et le délai pour les visites se trouva écoulé. Pâle et fatigué, le jeune homme but à contre-cœur un verre de thé et s’étendit sur son lit, ne remarquant pas même le silence anormal du père diacre, ni la loquacité, non moins anormale, de Laurent Petrovitch.
— Allons, notre petite sœur n’est pas venue ! — dit celui-ci ; et il sourit de son vilain sourire.
IV
Cette nuit-là fut effroyablement longue et vide. La petite lampe brûlait faiblement sous l’abat-jour bleu ; le silence semblait frémir et s’inquiéter, portant de chambre en chambre les gémissements sourds, les ronflements, la lourde respiration des malades. Quelque part, une petite cuiller à thé tomba sur la dalle, et le bruit qu’elle produisit était pur et argentin comme celui d’une sonnette, et longtemps il continua de vibrer dans l’air lourd et muet. Aucun des trois habitants de la huitième chambre ne dormit, cette nuit-là : mais ils restaient étendus en silence, comme s’ils dormaient. Seul l’étudiant Torbetzky, oubliant la présence de ses compagnons,
poussait parfois un grognement, se tournait et se
retournait, soupirait, remettait en ordre ses couvertures et son oreiller. Deux fois il se leva pour aller fumer dans le corridor ; et puis enfin il s’endormit, vaincu par la force impérieuse de son organisme convalescent. Et son sommeil était sain, et sa poitrine se soulevait d’un mouvement égal et léger. Sans doute même eut-il de beaux rêves : car sur ses lèvres apparut un sourire qui y resta longtemps, étrange et émouvant à voir, en contraste avec la profonde immobilité du corps et les yeux fermés.
Au loin, dans la salle des leçons publiques, sombre et vide, trois heures venaient de sonner, lorsque Laurent Petrovitch, qui commençait à sommeiller, entendit un bruit étouffé, menaçant et mystérieux. Le bruit semblait faire suite au son de l’horloge, et d’abord il paraissait doux et beau, comme un chant