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Il l’attendait déjà depuis une semaine, et tout le monde, à la clinique, savait que le père diacre attendait une lettre ; tout le monde s’en inquiétait avec lui. Ranimé et ragaillardi, il se leva de son lit et se mit à traîner lentement par les chambres, saluant, remerciant, recueillant les félicitations et montrant la lettre. Tout le monde connaissait déjà depuis longtemps la haute taille de sa femme ; mais, ce jour-là, il révéla une autre de ses particularités :

— Ah ! elle n’a pas sa pareille pour ronfler ! Quand elle est dans son lit, vous pourriez la battre, elle ne s’éveillerait pas !

Puis le père diacre, s’interrompant d’imiter le ronflement de sa femme, s’écria :

— Et avez-vous jamais vu quelque chose comme ceci ?

Il montrait la quatrième page de la lettre, où une plume maladroite’ et tremblante avait dessiné le contour d’une petite main d’enfant étendue ; et, au milieu, juste à l’endroit de la paume, on avait écrit : « Tossik a appliqué sa main. » Ce Tossik, avant d’appliquer sa main, s’était évidemment livré à quelque travail dans la boue, car partout où la main avait touché le papier, celui-ci portait de grosses taches grises.

— C’est mon petit-fils ! Hein, croyez-vous qu’il est gaillard ? Il a quatre ans en tout, et sage, et malin, vous n’en avez pas idée ! Il a appliqué sa main, voyez-vous ça ?

Enthousiasmé de ce trait de génie, le père diacre se frappait les genoux et riait silencieusement. Et son visage, longtemps privé d’air, pâli et jauni, redevenait pour une minute le visage d’un homme bien portant, dont les jours n’étaient pas encore comptés.

Ce même samedi, Laurent Petrovitch fut, à son tour, conduit dans la salle des leçons publiques. Il en revint, lui aussi, très ému, avec des mains tremblantes et un sourire forcé. Il repoussa durement l’infirmier qui l’aidait à se déshabiller, et, sitôt dans son lit, il ferma les yeux. Mais le père diacre, qui savait maintenant par expérience ce qu’étaient les leçons publiques, attendit le moment où les yeux de Laurent Petrovitch s’entr’ouvrirent et, avec une curiosité pleine de sympathie, commença à interroger son voisin sur les détails de la séance.

— Eh bien, petit père, c’est affreux, hein ? Je suis sûr que, de toi aussi, on aura dit : « C’était, qu’on aura dit, c’était un marchand... »

Laurent Petrovitch se tourna, d’un air furieux, vers le diacre, le parcourut du regard, se retourna de l’autre côté et, de nouveau, ferma les yeux.

— Ça ne fait rien, petit père, ne t’inquiète pas ! Tu guériras, tu pourras même encore doubler ta fortune, avec l’aide de Dieu ! — poursuivit le père diacre.

Il était étendu sur le dos et, rêveusement, considérait le plafond, où était venu se jouer, on ne savait comment, un léger rayon de soleil. L’étudiant sortit pour aller fumer une cigarette, et il y eut une minute de silence où l’on entendit seulement le souffle bref et lourd de Laurent Petrovitch.

— Oui, petit père, — reprit le diacre lentement, d’une voix calme et joyeuse, — et quand tu passeras dans nos pays, ne manque pas de venir me voir ! C’est à cinq verstes de la station : n’importe quel moujik pourra te conduire. Tu verras comme nous te ferons fête ! J’ai du kvass, à la maison, que jamais certainement tu n’en auras bu d’aussi doux !

Le père diacre se tut quelques instants, soupira et reprit encore :

— Quant à moi, ma première affaire sera d’aller au couvent Troïtzky. Et j’y mettrai aussi un cierge pour toi ! Après cela, j’irai voir les saintes églises. Au bain de vapeur, j’irai aussi ! Comment donc s’appelle celui dont on parlait l’autre jour ? Le Bain du Marché, est-ce bien ça ?

Laurent Petrovitch ne répondant pas, le père diacre résolut lui-même la question :

— Le Bain du Marché, c’est bien cela ! Et puis après, aussi vrai qu’il y a un Dieu, en route pour la maison !

Enfin le diacre cessa de parler ; et, dans le silence qui suivit, le souffle sourd et saccadé de Laurent Petrovitch ressembla au ronflement irrité d’un bateau à vapeur arrêté en chemin. Et le père diacre n’avait pas encore congédié de son imagination la perspective, évoquée par lui, de leur prochain bonheur, lorsqu’il entendit entrer dans son oreille d’étranges, d’incompréhensibles, d’effrayantes paroles. Effrayantes par le son seul qu’elles avaient ; effrayantes par la voix grossière et haineuse qui les prononçait, et, bien qu’il n’en comprît pas le sens, son cœur s’arrêta de battre quand il les entendit.

— La route du cimetière de Vagankov, voilà la route que tu vas prendre !

— Qu’est-ce que tu dis, petit père ? demanda le diacre, se figurant avoir mal entendu.

— Au cimetière, au cimetière, je te dis, et sans que ça traîne ! répondit Laurent Petrovitch. Il s’était de nouveau retourné vers le diacre, et avait même tendu sa tête hors du lit pour être plus sûr que tous ses mots iraient à leur adresse. Mais avant, on te portera à l’amphithéâtre, et là on te découpera le corps de si belle façon que ce sera un plaisir, aussi vrai que je crois en Dieu.

Et Laurent Petrovitch éclata de rire.

— Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? Que Dieu soit avec nous ! — murmurait le père diacre.

— Moi, peu importe ce que j’ai ! Mais ce qui est sûr, c’est qu’on a ici une belle façon de dépecer les