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simple qu’elle doit être, sans doute, à la guerre.

Un autre des malades de la même chambre mourut, précisément, vers ce temps-là. C’était un petit vieillard, grisonnant, et d’apparence encore assez drue, mais qui avait été frappé de paralysie. Toute la journée il se traînait d’un lit à l’autre, une de ses épaules en avant, et à tous les malades il racontait une seule et même histoire : celle du baptême de la Russie sous saint Vladimir. Ce qui l’intéressait, dans cette histoire, jamais on n’avait pu le deviner : car il parlait très bas et d’une façon à peine compréhensible ; mais il était si exalté qu’il ne cessait pas d’agiter sa main droite et de tourner en tous sens son œil droit, — le côté gauche de son corps étant paralysé. Lorsqu’il était de bonne humeur, il terminait brusquement son récit en murmurant, à demi-voix : « Que Dieu soit avec nous ! » Mais plus souvent encore il était mal disposé, et se plaignait qu’on ne lui donnât point de bains chauds, qui infailliblement devaient lui rendre la santé. La veille de sa mort, il avait enfin obtenu la permission de prendre un bain chaud ; aussitôt il s’était rasséréné, et avait répété plusieurs fois, en riant : « Que Dieu soit avec nous ! » Ce soir-là, les malades qui passaient devant la salle de bains en avaient entendu sortir un grognement continu et rapide : c’était le petit vieillard, qui, pour la dernière fois, s’adressant à l’infirmier chargé de veiller sur lui, racontait l’histoire du baptême de la Russie sous saint Vladimir.

Dans la huitième chambre, cependant, les choses allaient leur train. L’étudiant Torbetzky se rétablissait ; Laurent Petrovitch et le père diacre baissaient de jour en jour. La vie s’écoulait d’eux si doucement, si sournoisement, qu’eux-mêmes ne s’en apercevaient presque pas, bien qu’ils eussent désormais cessé de pouvoir se lever de leurs lits.

Et, toujours avec la même régularité, les médecins et les étudiants venaient, en blouse blanche, tapotaient, écoutaient et causaient entre eux.

Le cinquième vendredi du carême, on conduisit le père diacre dans la salle où se donnaient les leçons publiques ; et-il en revint visiblement très ému. Il faisait des signes de croix, s’essuyait les yeux avec le rebord de son drap, et ses yeux étaient tout rouges.

— Pourquoi pleurez-vous, père diacre ? demanda l’étudiant.

— Ah ! petit père ! ne m’en parlez pas ! répondit le diacre d’une voix tremblante. Voilà que Semène Nicolaïevitch me fait asseoir dans un fauteuil, se tient debout près de moi, et dit aux étudiants : « Tenez, voici un malade... »

Mais soudain le visage du diacre se rembrunit de nouveau, et de nouveau ses yeux se remplirent de larmes. Il se détourna, tout honteux, et poursuivit :

— Ah ! petit père ! si vous aviez entendu Semène Nicolaïevitch ! C’était si affreux, de l’entendre ! Le voilà qui dit : « Tenez, c’était un diacre... »

De nouveau le diacre s’arrêta, la voix étranglée :

— C’était un diacre...

Les larmes empêchèrent le père diacre de continuer. Il reposa sa tête sur l’oreiller, se tut quelques instants et reprit :

— Toute ma vie, il l’a racontée. Comme quoi j’ai été chantre, et n’ai pas mangé à ma faim. De ma femme aussi, il en a parlé ! Tout cela était si affreux ! si affreux ! On aurait dit que j’étais mort, et qu’on parlait sur mon cercueil. C’était, qu’on disait, c’était un diacre...

Et pendant que le père diacre parlait ainsi, tout le monde voyait clairement que cet homme allait mourir ; on le voyait aussi clairement que si la mort elle-même avait été debout, là, au pied du lit. Du joyeux petit diacre soufflait un froid mystérieux et terrible ; et lorsque, avec de nouveaux sanglots, il cacha sa tête sous le drap, l’étudiant se mit à frotter nerveusement ses mains, et Laurent Petrovitch partit d’un gros rire qui le fit tousser.

Depuis quelques jours, Laurent Petrovitch s’agitait beaucoup dans son lit, se retournait, grommelait et se fâchait contre les infirmières. C’est du même air fâché qu’il accueillait les médecins, et l’un d’eux finit par s’en apercevoir : ce médecin était un brave homme, qui lui demanda avec sympathie :

— Qu’est-ce que vous avez ?

— Je m’ennuie, répondit Laurent Petrovitch. Il dit cela d’une voix d’enfant malade, et referma les yeux pour cacher ses larmes. Et, ce soir-là, dans le journal de sa maladie, parmi des observations sur son pouls, sa température, sa respiration, se trouva mentionné un phénomène nouveau : « Le malade se plaint de l’ennui. »

L’étudiant continuait à recevoir les visites de la jeune fille qu’il aimait. Elle arrivait dans la chambre avec des joues si roses, après sa marche à l’air frais, que c’était un spectacle à la fois charmant et un peu triste de les voir. Penchant son visage contre celui de Torbetzky, elle lui disait :

— Tiens, tâte comme mes joues brûlent !

Et le jeune homme le tâtait non pas avec ses mains, mais avec ses lèvres ; il le tâtait longtemps et passionnément, car la santé lui revenait et les forces avec elle. Désormais les deux amoureux ne se gênaient plus, devant les autres malades, et s’embrassaient ouvertement. Sur quoi le diacre, par délicatesse, se détournait ; tandis que Laurent Petrovitch, ne faisant plus semblant de dormir, fixait sur eux un regard ironique. Aussi aimaient-ils le père diacre, tandis qu’ils détestaient Laurent Petrovitch.

Le samedi, le diacre reçut une lettre de chez lui.